La nouvelle a fait l’effet d’une bombe à retardement. Le 19 novembre, Stanislas Niox-Chateau, président de Doctolib, annonçait à Ouest France le lancement d’une nouvelle fonctionnalité – un onglet santé ajouté à son appli - destinée à héberger et centraliser les informations de santé des patients ainsi qu’à faciliter les échanges avec les soignants.
Baptisé sobrement « Santé », ce nouvel onglet, appelé à évoluer avec des rappels de prévention personnalisés à partir du premier trimestre 2025, est présenté par Doctolib comme un moyen pour les patients de « rassembler toutes leurs informations de santé, leurs antécédents, leurs traitements, leurs allergies, leur carnet de vaccination ». « Il leur suffira d’un clic pour les partager avec leurs soignants, pareil avec celles de leurs proches », précisait le PDG de la société, leader de la prise de rendez-vous en ligne.
Circuit parallèle ?
Sauf qu’avec cette annonce surprise, la licorne tricolore s’est attiré les foudres d’une partie du secteur, en raison de similitudes évidentes entre « Santé » et « Mon espace santé », la plateforme nationale lancée il y a presque trois ans par la puissance publique, qui propose aussi un hébergement centralisé des données et demain des messages de prévention personnalisés. D’autant que les forces sont inégales : Mon espace santé a été activé par 16 millions de personnes quand Doctolib revendique 50 millions d’utilisateurs.
Au sein de la Délégation au numérique en santé (DNS, rattachée au ministère), cette interférence concurrentielle du privé a franchement irrité. Au point qu’une comparaison entre le fondateur de Doctolib et Elon Musk aurait été formulée par un agent de l’administration ministérielle, rapportent nos confrères du Figaro.
Un projet de tribune cinglante - signée par des représentants de professionnels de santé et de patients - a été amorcé par les cadres de la DNS. Elle devait initialement paraître dans Le Monde sans la signature de la délégation, pourtant à l’origine de la démarche. Dans ce document provisoire, que Le Quotidien a pu consulter, l’administration exprime sa vive inquiétude face à la démarche de Doctolib. « En créant un circuit parallèle de partage de données de santé, à large échelle, Doctolib crée au mieux de la confusion et des suspicions relatives à leur usage commercial, au pire de la concurrence avec un service public qui protège les données de santé des Français et qui marche enfin, lit-on. Les entreprises numériques qui proposent un service gratuit finissent toujours par valoriser économiquement les données qu’elles ont recueillies. Elles en tirent parfois des profilages de patients qui pourraient être discriminés pour toute sorte de raisons dans l’accès aux services médicaux et aux traitements. »
Devra-t-on bientôt composer avec deux carnets de santé numériques, un public et un privé ?
France Assos Santé, le 5 décembre
Si la DNS a renoncé à son projet de tribune, France Assos Santé, organisation de référence qui représente patients et usagers de santé, a exprimé publiquement ses inquiétudes début décembre dans un communiqué au titre évocateur : « Qui veut la peau de Mon espace santé ? ». « L’arrivée imminente de la nouvelle rubrique “Santé” de Doctolib nous inquiète et nous alarme, peut-on lire. (…) Devra-t-on bientôt composer avec deux carnets de santé numériques, un public et un privé ? Les données de santé ne sont pas un terrain de chasse ». Le président de l’association, Gérard Raymond, enfonce le clou : « Les prestataires privés ne doivent pas se substituer aux missions de santé publique de l’État et doivent respecter les règles du jeu. On a l’impression que Doctolib crée quelque chose de parallèle, qui sort du cadre ! »
De son côté, l’Assurance-maladie, en première ligne dans le pilotage opérationnel de Mon espace santé, s’est étonnée des ressemblances trop flagrantes entre les deux outils. « Pourquoi souhaitent-ils créer quelque chose qui existe déjà ?, s’agace Thomas Fatôme, directeur général de la Cnam dans Le Figaro. Sur leur application, il y a ce nouvel onglet. Pourquoi n’est-ce pas “Mon espace santé” ? C’est un doublon par rapport à quelque chose qui marche et qui est en train d’être un succès. 20 % des assurés, soit 15 millions d’utilisateurs, ont activé leur espace santé en seulement trois ans. »
Avec ce nouvel outil, il n’y aura pas d’exploitation des données à usage commercial
Doctolib au Quotidien du médecin
Contactée par Le Quotidien, Doctolib défend la philosophie de son onglet santé, présenté comme une extension logique de ses services, rendant aussi le patient plus autonome sur la prévention. « Nous avons toujours accompagné patients et soignants : prise de rendez-vous, partage de documents, prévention… Aujourd’hui, nous allons plus loin avec le partage d’informations de santé en amont et en aval des consultations ainsi que des rappels de prévention. Vu le succès des campagnes récentes*, il serait irresponsable de ne pas le proposer », soutient la société.
Interrogée sur les similitudes évidentes de son onglet santé avec le carnet de santé numérique public, Doctolib – qui fut un des premiers services à être référencés dans le catalogue de Mon espace santé - récuse toute volonté de copie ou de concurrence. « Notre objectif n’est pas la centralisation des informations, explique-t-on. Notre objectif est que Mon espace santé reste la pierre angulaire du numérique en santé, que toutes les informations transitent et soient centralisées vers cet espace. En ce qui concerne les rappels de prévention, nous allons faire ce que font déjà de nombreuses autres applications de prévention. Mais plus on sera d’acteurs à faire de la prévention, mieux on s’en sortira ». L’entreprise assure vouloir rendre son outil « intéropérable » avec Mon espace santé dans les mois à venir.
Quant à la gestion et à la sécurité des données de santé, Doctolib déplore une « controverse » qu’elle juge infondée et contre-productive. « Nous sommes pleinement conscients des préoccupations soulevées mais la sécurité des données constitue le socle de confiance le plus fondamental pour Doctolib. En dix ans, nous avons investi massivement dans des dispositifs de pointe, comme le Bug Bounty, pour garantir la confidentialité des informations des patients (…) Avec ce nouvel outil, il n’y aura pas d’exploitation des données à usage commercial », insiste l’entreprise, qui précise que l’outil restera gratuit. Enfin, Doctolib assure avoir présenté l'outil à plusieurs acteurs en amont de son lancement : la DGOS et la DGS pour le versant ministériel, mais aussi plusieurs associations de patients et de soignants partenaires, et même l’Elysée !
Les médecins préfèrent un outil unique
Qu’en pensent les médecins ? Interrogé à ce stade sur cette nouvelle fonctionnalité, le Dr Luc Duquesnel, président de la branche généraliste de la CSMF, appelle la puissance publique à assumer ses responsabilités. « Il doit y avoir un seul et unique outil ! On ne peut pas en multiplier les usages, et je ne vois pas pourquoi les médecins sont sollicités sur ce sujet. C’est à l’État de faire son travail. »
Reste à voir si l’État, qui soutient indirectement le fleuron tricolore via Bpifrance, choisira de monter au front pour défendre sa seule plateforme publique nationale ou composera avec les ambitions de l’ancienne start-up, devenue incontournable dans le secteur de la santé.
[Article mis à jour, mardi 10 décembre, 21h]
*En quinze jours par exemple, la plateforme Doctolib a enregistré 17 000 rendez-vous de dépistage du cancer du sein sur sa plateforme durant la période d’octobre rose.
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