Le métier d’infirmier en pratique avancée (IPA) est encore très récent et la profession se construit toujours, tant sur le plan de l’organisation du métier que de son identité. Et pour les IPA, cette construction est très dépendante des médecins généralistes. C’est ce que dévoile une enquête sociologique* menée par l’Institut de recherche et de documentation en économie de la santé (Irdes) et publiée en avril 2023.
« L'introduction d'un nouveau métier dans un contexte libéral ne se fait pas sans éveiller ou raviver des concurrences, tant d'ordre économique que professionnel ou symbolique. Lors de sa création, la pratique avancée infirmière a suscité une opposition forte de la part des représentants des médecins, mais aussi des infirmières, aboutissant à un cadre d'exercice sous contrôle des médecins au modèle économique précaire », soulignent les auteures de l’étude.
Déployer ses compétences au bon vouloir des médecins
L’enquête montre notamment qu’à la fois sur la quantité de patient et le contenu du suivi, la réalité n’est pas forcément celle qui était prévue dans la définition du métier et ses objectifs.
« Par exemple, Béatrice, installée depuis six mois et travaillant dans une MSP avec cinq médecins généralistes au sein de l'association Asalée indique suivre une quarantaine de patients. Françoise, travaillant à 80 %, installée depuis dix mois également en tant qu'IPA Asalée, n'effectue que 20 consultations par semaine. Aurélie, l'IPA ayant l'environnement le plus favorable, car bénéficiant d'un adressage important de la part du principal médecin avec qui elle collabore dans un « désert médical », suit environ 200 patients », détaille ainsi l’étude.
Les IPA décrivent aussi une file active constituée essentiellement de patients complexes polypathologiques non stabilisés. « Les IPA relient ces premiers constats aux réticences des médecins à leur adresser des patients ne nécessitant que des consultations de routine, du fait de la perte de consultations « faciles » ainsi que des revenus associés que cela entraînerait pour eux », analysent les auteures. « Or, les IPA ne peuvent exercer en dehors du cadre d'un « protocole d'organisation » signé avec un médecin, et les patients ne peuvent consulter une IPA qu'en lui étant adressés par celui-ci », ajoute l’Irdes.
Le fait de se voir confier des tâches considérées comme « chronophages ou fastidieuses » par les médecins entraîne parfois les IPA à aller plus loin que ce qui est prévu dans le cadre de leurs compétences.
« Plusieurs mentionnent leur appréhension à sortir ainsi du cadre juridique en vigueur, ou la nécessité pour cela d'un médecin très disponible, joignable au milieu d'une consultation si besoin », révèle l’enquête.
Mais, dans l’ensemble, les IPA apprécient de pouvoir mobiliser des connaissances et compétences plus larges. L’une d’entre eux explique aussi prescrire, en lien étroit avec le médecin, des traitements aigus : « Quand j'ai un patient qui décompense, je peux mettre en place des antibiotiques, une corticothérapie, des aérosols, de l'oxygène, enfin, des choses qui normalement ne sont pas dans mon décret de compétences ».
Créer les conditions de leur exercice
Ils mettent aussi en place un faisceau de tâches cliniques étendu dans des dimensions peu investies par les médecins. « Ces IPA assurent spontanément des fonctions peu investies par les médecins, développant d'abord des activités de facto complémentaires plutôt que substitutives, évitant ainsi d'entrer en concurrence avec eux », explique l’étude.
Car pour les premiers IPA, la prudence est de mise et ils doivent créer eux-mêmes les conditions de leur exercice.
Pour les tâches qui leur sont confiées, la négociation se fait ainsi au cas par cas avec chaque médecin. « Il lui faut de facto accepter de parfois se limiter à ce que le médecin, aussi intéressé soit-il de travailler avec elle, est prêt à partager », souligne l’Irdes.
Le protocole d’organisation signé avec les médecins est donc différent à chaque fois. « Le début de leur exercice est souvent marqué par une prudence dans leurs demandes, les IPA préférant ne pas revendiquer d'emblée l'exercice de l'ensemble de leurs compétences », note aussi l’Irdes.
Jérémy, IPA libéral, témoigne ainsi : « On a commencé avec les patients en affection de longue durée (ALD) et en fait, petit à petit, on a inclus d'autres patients qui n'étaient pas en ALD, mais qui avaient des problèmes d'hypertension, de cholestérol ».
Une restriction de leur périmètre qui a un impact sur leur file active et donc leur revenu, le modèle économique rendant de toutes façons compliqué l’exercice en IPA libéral exclusif.
Avant la « négociation » de ce que le médecin accepte de confier à l’IPA, se faire connaître d’eux et trouver des praticiens qui acceptent de collaborer est un premier challenge.
La baisse de la démographie médicale peut jouer et aider dans l’acceptation de certains médecins de cette collaboration. Concernant le profil des médecins qui travaillent avec eux, les IPA mettent aussi en avant l’influence d’une culture pluriprofessionnelle plutôt qu’une question générationnelle.
« Je me disais que ce serait peut-être plus simple de travailler avec des médecins nouvellement diplômés […]. Et en fait, je me suis rendu compte que c'était pas forcément lié à l'âge ou la génération. Mais c'était plus lié à une culture professionnelle », témoigne ainsi Céline.
Concurrence identitaire
L’enquête met également en avant « les propriétés sociales des IPA qui jouent un rôle important dans la construction d'un espace de négociation avec les médecins ».
Ainsi ceux qui ont une plus grande proximité sociale avec les médecins via leur réseau familial et amical réussissent plus facilement à signer des protocoles. Isabelle, dont le père et le mari sont médecins, travaille ainsi avec deux médecins, pour le premier « nos enfants étaient à l’école en même temps », pour le second « on fait du kite ensemble », confie-t-elle.
Cette enquête de l’Irdes montre donc la difficulté des IPA à construire leur profession ne serait-ce que dans ce qui est normalement prévu dans leur décret de compétences.
De plus pour les auteures, les IPA interrogent aussi le rôle des médecins généralistes. « De la même manière que ces derniers ont revendiqué vis-à-vis des autres spécialités médicales une prise en charge holistique, et un rôle pivot dans le parcours de soins du patient, les IPA se réclament également de ces fonctions, en soulignant le temps qu'elles consacrent aux patients », analysent-elles.
Elles notent aussi une compétition entre les IPA et les généralistes sur les deux pôles : cliniques et de coordination, « la revendication du rôle de gestion du parcours de soin du patient étant également un des « espaces d'identification prioritaires » du métier de généraliste ».
* Recherche sociologique qualitative de Louise Louan et Cécile Fournier, menée entre février et juillet 2021 par entretiens semi-directifs auprès de 9 femmes et 1 homme issus des deux premières promotions IPA, exerçant en libéral, salariés en centre de santé ou par l'association Asalée, dans 7 régions.
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