Dans un article de 2023 (1), Susan Mary Bendow, psychiatre australienne, s’est intéressée aux relations entre les médecins et leurs familles tout au long de leur carrière et après leur retraite. Elle détaille l’influence bidirectionnelle de la présence d’une médecin dans une famille : ces dernières sont importantes et influencent le bien-être de leurs médecins membres ; dans le même temps, les praticiens jouent un rôle important et influencent la santé et le bien-être de leur famille. Cette emprise bidirectionnelle peut avoir des effets à la fois positifs et négatifs : adoption d’un comportement à moindre risque pour la santé ou, au contraire, opposition systématique.
Si par le passé la surreprésentation masculine était de mise – avec comme corollaire la présence au foyer d’épouses dévouées à la famille – ce n’est plus le cas aujourd’hui avec la féminisation de la profession et les changements de la société. Et ce d’autant plus que les médecins sont très souvent mariés à des cadres supérieurs (46 % pour les hommes et 57 % pour les femmes) et que l’homogamie sociale (un médecin marié avec un autre médecin) est très fréquente : les médecins s’unissent entre eux neuf fois plus souvent que si les unions étaient formées au hasard.
Plusieurs raisons amènent les médecins à travailler à leur domicile
En France, les médecins travaillent entre 52 et 60 heures par semaine, avec un écart de 10 heures pour les femmes. La question de l’impact du surtravail sur les familles est prise en compte depuis quelques années. Un livre de 2023 de Marc Loriol (Université Paris Panthéon-Sorbonne) [2] analyse les conditions de travail et les normes sociales. Les médecins – qu’ils soient libéraux ou hospitaliers – font partie des professions qui travaillent de façon excessive ou compulsive. Ils pratiquent le surtravail à domicile pour trois types de raisons : tâches réalisées par plaisir qui permettent de redonner du sens au travail qui tend à en perdre (médecin passionné) et qui paradoxalement permettent de garder du plaisir à travailler, phénomène de surinvestissement (fréquent en raison des interruptions de tâches pendant les heures de travail), ou difficultés d’articulation travail famille. Ce sont plus particulièrement les femmes qui signalent ces dernières difficultés puisqu’elles investissent une grande partie de leur temps dans la gestion de leurs activités domestiques et parentales et sont contraintes de dégager du temps tôt le matin ou tard le soir pour finaliser leurs obligations professionnelles (3). Un article de Lucie Goussard distingue trois typologies de mères ayant du mal à gérer le lien entre activités familiales et professionnelles : les mères empêchées, les travailleurs empêchés et les travailleuses désenchantées (4).
Un équilibre à trouver sous l’œil du conjoint
Une thèse de 2018 au sujet original (5) a étudié le retentissement de la profession de médecin généraliste sur le conjoint. Ce travail nous éclaire sur ce choix qui n’engage pas uniquement le médecin, mais toute sa famille. Les conjoints regrettent souvent l’envahissement de leur vie privée par la profession du médecin, tant par la difficulté du médecin à se fixer des limites que par l’intrusion des patients dans leur intimité (en particulier en milieu rural). Alors que cette question ne semble pas être la préoccupation première des praticiens, les conjoints insistent sur l’importance de séparer la sphère privée et professionnelle afin de préserver leur cocon familial. Pour les mêmes raisons, ils ressentent le besoin d’avoir un entourage amical mixte et non composé, uniquement, de médecins. Les conjoints soulignent aussi que sur le plan professionnel, la priorité étant souvent donnée à la carrière du médecin, celle du conjoint apparaît en second, d’autant plus si c’est une femme. En parallèle, la gestion de la sphère familiale est souvent assumée par la femme, quelle que soit sa profession. Tous les conjoints interrogés à cette date auraient aimé que leur conjoint médecin soit plus présent pour leurs enfants, ce qui est plus fréquemment le cas désormais pour les plus jeunes générations.
Corollaire de ces difficultés familiales, les médecins divorcent ! Aux États-Unis en 2015 ils étaient 35 % à se séparer et les femmes étaient plus concernées que les hommes (6,7). En France, aucune statistique de ce type n’est encore disponible.
(1) Humphries N, McDermott AM, Creese J, et coll. Hospital doctors in Ireland and the struggle for work–life balance. Eur J Public Health 2020; 30(suppl 4): iv32–iv35.
(2) Loriol M. L'Addiction au travail. De la pathologie individuelle à la gestion collective de l'engagement. Éditions Le Manuscrit 2023
(3) Goussard L, Tiffon G. Quand le travail déborde. Travail et emploi 2016/3
(4) Goussard L, Sibaud L. L’articulation travail-famille chez les mères en activité continue et à temps plein : une question de distanciation subjective ? Revue française des affaires sociales 2017/2
(5) Michel C. Le retentissement de la profession de généraliste libéral sur la vie de son conjoint. Étude qualitative auprès de conjoints de médecins généralistes. Thèse 2018
(6) Ly D, Seabury S, Jean A. Divorce among physicians and other healthcare professionals in the United States: analysis of census survey data. BMJ 2015; 350. doi: 10.1136/bmj.h706
(7) Daily J. Divorce Among Physicians and Medical Trainees. J Am Coll Cardiol. 2019 Feb 5;73(4):521-524. doi: 10.1016/j.jacc.2018.12.016.
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