« Tu vois la fenêtre ? Tu l'ouvres et tu sautes. » Voilà l'un des témoignages saisissant d'une étudiante en médecine lors d'un stage hospitalier. Ce message inouï est loin d'être isolé.
Les Drs Amélie Jouault et Sara Eudeline, fraîchement thésées de la faculté de l'Université de Paris et de Sorbonne Paris Nord, en ont reçu plus de 1 000, dans le cadre d'un travail conjoint sur les violences subies par les étudiants et internes en médecine au cours de leurs cursus.
La culture de la violence dans les études médicales a déjà fait l'objet de plusieurs travaux solides ces dernières années : l'ouvrage « Omerta à l'hôpital » du Dr Valérie Auslender ; l'enquête des jeunes de l'ANEMF, des internes de l'ISNAR-IMG et de l'ISNI ainsi que des chefs de clinique et assistants de l'ISNCCA sur la santé mentale en 2017 ; les deux études de l'ISNI sur le temps de travail et le sexisme chez les internes en 2017 et 2020. Las : au mieux, les mauvais comportements, au pire, les cas de harcèlement pouvant aller jusqu'à l'agression physique, sont toujours là.
« En 2017, j'ai lu "Omerta à l'hôpital", se souvient le Dr Jouault, aujourd'hui généraliste à la maison des femmes à Saint-Denis. Je me suis reconnue dans les témoignages, j'avais vraiment le sentiment d'être concernée, je souhaitais approfondir le sujet. »
Petit singe
La thèse conjointe – cas rare – des deux généralistes se fonde sur une vaste analyse* de cinq types de violence rencontrés à l'hôpital : psychologiques, physiques, sexuelles et sexistes, le non-respect du temps de travail et le bizutage. 2 179 internes en médecine générale, soit 20 % de l'effectif de cette spécialité, ont participé à l'enquête.
93,6 % des jeunes déclarent avoir subi des violences psychologiques de façon occasionnelle ou répétée au cours de leurs études. Plus de la moitié (53 %) rapporte des violences de nature sexuelle ou sexiste et un étudiant sur deux (50 %) se dit victime de violence physique. Le supérieur hiérarchique est identifié comme l'auteur des violences sexuelles et psychologiques dans neuf cas sur dix.
« Nous n'avons pas été étonnées des résultats, précise le Dr Eudeline, généraliste au centre municipal de Gennevilliers. Nous avons été stagiaires à l'hôpital, on en discute entre jeunes, on peut même dire que c'est banal. »
Parmi ceux ayant subi une maltraitance psychologique, de nombreux jeunes citent la mise à l'écart et le sentiment d'invisibilité (80 %), des humiliations répétées (62 %), l'abus de pouvoir (58 %), le harcèlement moral (40 %), la discrimination sur leur physique (24 %) ou encore le racisme (10 %). « J'ai été traité de petit singe par un professeur pendant un stage », raconte une victime. « Un professeur de gastro-entérologie m'a dit que ça ne me ferait pas de mal de venir à pied à l'hôpital en faisant référence à mon poids », commente un autre.
Chez les internes ayant subi une violence sexuelle ou sexiste, la moitié déclare avoir été la cible de propos de ce type, un étudiant sur trois a subi un comportement à connotation sexuelle et un sur cinq une forme de harcèlement sexuel. Ces comportements se traduisent par un surnom humiliant, des envois de photos à caractère sexuel, des propos et gestes répétés inappropriés (mains aux fesses, bises dans les cheveux).
La thèse recense aussi des faits de violences physiques. Plusieurs jeunes évoquent l'usage de matériel chirurgical dans l'intention évidente de blesser. « Un chirurgien a jeté une pince Kelly sur mes mains parce que j'ai mis 1/2 seconde de trop pour la décrocher », peut-on lire. La majorité des cas se déroule au bloc, dans les unités de médecine et aux urgences. « Ce sont des services ou les conditions de travail sont compliquées, ou le personnel souffre et reporte la violence sur les plus fragiles », déplore le Dr Jouault.
Pour les auteurs, ces faits se répercutent sur l'état de santé et le professionnalisme du futur praticien. « Cette violence a une influence sur les jeunes étudiants en médecine, population connue pour être déjà vulnérable. La qualité de vie au travail n'est plus là, il y a moins de concentration, moins de productivité », poursuit le Dr Jouault. 80 % des internes déclarent avoir déjà ressenti des symptômes de burn-out et 65 % avoir envisagé d'arrêter leurs études. Un tiers a déjà eu des idées suicidaires.
Encore tabou
Malgré la gravité de la situation, le nombre de plaintes plafonne sous la barre de 1 %. Plus de la moitié des étudiants concernés n’en ont jamais parlé à personne. « Les jeunes estiment que cela fait partie du folklore carabin et qu'il ne faut pas en parler, souligne le Dr Eudeline. Il se peut aussi que ces violences déclenchent un sentiment de honte chez les victimes qui n'osent pas se plaindre de peur de paraître "faibles". »
Les auteures de la thèse suggèrent de muscler le suivi médical des internes par la médecine du travail et de réaliser un dépistage systématique calqué sur celui des femmes victimes de violences. Elles proposent également de multiplier les formations et la sensibilisation des étudiants, enseignants et praticiens hospitaliers. « Il faut davantage de pédagogie et de bienveillance pour briser le fonctionnement délétère des stages à l'hôpital qui a un impact réel sur les générations actuelles, confrontées au risque d'appliquer à leur tour le même schéma aux médecins de demain », conclut le Dr Jouault.
* Enquête réalisée entre le novembre 2019 et juin 2020 auprès de 2 179 internes de médecine générale des 37 universités par autoquestionnaire
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