Dossier

Face à ses mercenaires, l'hôpital retient son souffle

Publié le 05/11/2021
Face à ses mercenaires, l'hôpital retient son souffle


SEBASTIEN TOUBON

Le gouvernement a décidé de repousser le plafonnement strict de l’intérim médical à 2022, de peur de voir les capacités hospitalières (encore) réduites faute d’intérimaires. Les plus optimistes tablent sur les nouveaux statuts qui entreront en vigueur d'ici au début de l'an prochain pour apaiser la situation. Mais beaucoup conviennent que c’est rarement en repoussant un problème qu’on lui apporte une solution.

C’était gravé dans le marbre législatif : à partir du 27 octobre, on allait voir ce qu’on allait voir. Finies, les gardes à 3000, voire 4 000 euros pour 24 heures d’intérim ! La loi Rist était formelle : passé cette date, le comptable public rejetterait tout paiement ne respectant pas le plafond mentionné dans les textes, à savoir 1 170 euros. C’est alors que le cabinet d’Olivier Véran a commencé à recevoir des coups de fil. À ce tarif-là, les intérimaires ne viendraient plus, et il allait falloir fermer plusieurs lignes de garde au Samu, prévenait un hôpital. La continuité des soins en anesthésie ne reposait que sur des intérimaires dépassant le plafond, avouait un autre. Résultat, à six jours de l’échéance fatidique, l’avenue Duquesne pliait, et annonçait que la réforme serait finalement appliquée « dès que possible en 2022 ». La grande question étant, bien sûr, de savoir ce que ce délai permettrait de résoudre exactement sur le terrain.

Du côté des directions hospitalières, en tout cas, la nouvelle du report a été accueillie avec un certain soulagement. « Nous saluons ce moratoire », indique par exemple Vincent Prévoteau, président de l’Association des directeurs d’hôpital (ADH), qui rappelle toutefois que « moratoire » ne doit selon lui pas être synonyme de « renvoi aux calendes grecques ». Si le recours à des remplaçants est inévitable dans certaines périodes de tensions, « il est fondamental de mettre fin à cet intérim non régulé », estime celui qui est aussi directeur des Centres hospitaliers du Nord-Aveyron.

Même son de cloche du côté de la Fédération hospitalière de France (FHF). « Nous sommes par nature favorables à toutes les mesures qui peuvent venir réguler l’intérim médical », indique la responsable du pôle « Ressources humaines hospitalières », Amélie Roux. Elle précise toutefois qu’en l’état actuel de la réglementation, les établissements ne pouvaient que faire les frais d’une entrée en vigueur du plafonnement. « Ce n’est pas à l’établissement d’arbitrer entre fermer une ligne de garde ou déroger aux plafonds en vigueur, estime-t-elle. Compte tenu des risques pour la population en termes de santé publique et des risques pour l’établissement en termes juridiques, la réponse sera toujours en faveur du maintien d’une ligne de garde. » Sans moratoire, donc, les paiements effectués hors des clous auraient été immanquablement refusés, et les finances hospitalières n’ont pas vraiment besoin de cela.

De quoi passer les fêtes

Voilà pourquoi, au moins dans certains hôpitaux, la nouvelle du report de l’application de la loi Rist a été accueillie comme un bol d’oxygène par des équipes au bord de l’asphyxie. « Chez nous, en Smur et urgences, 30 % du temps médical est intérimaire, souvent payé au-dessus du tarif réglementaire, explique ainsi le Dr Philippe Valero, urgentiste au CH d’Arles et par ailleurs membre de l’Association des médecins urgentistes de France (Amuf). Cela nous permet habituellement de remplir nos plannings, mais quand nous avons préparé ceux de novembre et décembre, nous avons réalisé que nous avions 10 ou 15 jours avec des carences en médecins. » En clair, les confrères qui venaient habituellement remplacer ne se positionnaient plus, et la situation était critique.

« Nous avons donc commencé à prévoir des scénarios qui comprenaient des fermetures de lignes de garde en urgence et en Smur, et des fonctionnements dégradés avec trois, deux, voire un médecin », explique le Camarguais. Heureusement, depuis que le ministère a assoupli sa position, les choses sont moins tendues. « Le fait que l’article 33 de la loi Rist ne soit pas appliqué va permettre d’adoucir les choses, espère Philippe Valero. C’est une bouée de sauvetage qui peut permettre de passer les fêtes et d’empêcher dans l’immédiat une crise hospitalière et sanitaire sans précédent, mais il est évident que le problème va se poser à nouveau. »

Chasse au dahu

Une assertion d’autant plus vraie que dans certains établissements, plafonnement ou pas, la chasse à l’intérimaire relève depuis de longs mois déjà de la chasse au dahu. C’est en tout cas la situation décrite par une cheffe de service en anesthésie dans un CH de Bourgogne-Franche-Comté qui ne souhaite pas être identifiée : elle peinait à remplir les plannings avant que le ministère n’annonce le report du plafonnement de l’intérim… et elle éprouve toujours autant de difficultés depuis. « Cela fait un an qu’on a besoin de deux lignes de remplaçants par jour pour faire tourner le bloc à taux plein, puis c’est passé à trois, et maintenant, à partir de novembre, nous avons besoin de quatre lignes par jour », se désole-t-elle.

En pareille situation, les solutions ne sont pas nombreuses. « Soit on se tue à la tâche à faire du temps additionnel, à prendre en tant que cheffe de service toutes les gardes qui posent problème, à ne pas prendre de récup’, et c’est l’épuisement assuré, expose l’anesthésiste. Soit on ferme du programmé. » C’est la deuxième solution qu’elle a choisie, ce qui est selon elle « très dur à vivre, car on est parfois pris pour cible par les équipes chirurgicales, qui considèrent que c’est un peu de notre faute si le bloc ne tourne pas à plein ».

Et l’anesthésiste n’est pas la seule à constater, à regret, que le report du plafonnement ne change pas fondamentalement la donne. « Malgré les annonces gouvernementales, il n’est pas dit qu’on trouve suffisamment d’intérimaires, et il y a encore aujourd’hui cinq ou six dates où l’on risque de fermer le Smur d’ici la fin de l’année », prévient un aide-soignant travaillant aux urgences d’un établissement de Provence-Alpes-Côte-d’Azur, qui lui aussi tient à demeurer anonyme. « Tout cela ne fait confirmer que nous avons raison de dénoncer depuis deux ans ce qui se passe, ajoute ce membre du Collectif inter-urgences (CIU). Au-delà des rémunérations de l’intérim, c’est la question de l’attractivité qui est posée : on n’est capables de proposer aux médecins ni des conditions salariales correctes, ni un environnement de travail satisfaisant, qui leur permettrait de ne pas enchaîner les gardes de 24 heures et de ne pas travailler avec des paramédicaux épuisés. »

Adam Smith à l’hôpital

Attractivité. Le mot est lâché, et il est au cœur de la réponse que tentent de donner les directions hospitalières à la problématique de l’intérim médical. « Pour nous, la première manière de se préparer à l’entrée en vigueur de la loi Rist, même reportée à 2022, c’est de maintenir une volonté d’avoir des équipes médicales stables et suffisantes, estime ainsi Vincent Prévoteau, de l’ADH. C’est ainsi que nous pourrons donner aux praticiens, y compris aux intérimaires qui interviennent régulièrement dans nos hôpitaux, envie de prendre des postes chez nous. »

À cet espoir s’ajoute un raisonnement aussi simple que la loi de l’offre et de la demande telle qu’exposée par Adam Smith : la rémunération excessive des intérimaires et le poids démesuré qu’elle fait peser sur les hôpitaux est le produit de la rencontre entre une demande de travail temporaire élevée et une offre d’intérimaires faible. En asséchant la première, la rémunération de la seconde baissera mécaniquement. Un moyen de résoudre le problème au moins aussi sûr que le plafonnement réglementaire des rémunérations.

Les nouveaux contrats à la rescousse

Mais la réalité du terrain n’a malheureusement pas grand-chose à voir avec les mécanismes de marché mis au jour au XVIIIe siècle par le célèbre économiste écossais : l’attractivité ne se décrète pas. Vincent Prévoteau en est d’ailleurs bien conscient, et il demande donc au législateur de donner aux directions la flexibilité nécessaire pour répondre aux aspirations des médecins. « Nous avons des praticiens qui souhaitent rejoindre l’hôpital public sur du temps partiel, de l’activité partagée, mais il nous faut les outils juridiques pour les recruter », plaide-t-il. Et celui-ci de citer notamment la prime de solidarité territoriale, qui doit permettre aux praticiens d’un établissement de venir remplacer plus facilement au sein d’un autre établissement, et dont le décret d’application doit paraître de manière imminente.

Telle est également la position de la FHF. Amélie Roux dit compter sur la « refonte des statuts de contractuel et de PH qui est prévue dans la loi OTSS (Organisation et transformation du système de santé, ndlr) et qui est sur le point d’aboutir en janvier 2022 ». Celle-ci, espère-t-elle, permettra de doper l’attractivité des hôpitaux publics, et de faire baisser d’autant celle de l’intérim. Les décrets d’application concernant ces contrats sont attendus prochainement, et la responsable « ressources humaines » de la fédération hospitalière estime qu’ils constitueront « un levier intéressant », notamment parce qu’ils faciliteront « la possibilité de mixer l’exercice à l’hôpital public et l’exercice libéral ».

Le symptôme et le syndrome

Reste que ce genre de mesure n’est pas de nature à contenter pleinement les praticiens hospitaliers. Pour Philippe Valero, du CH d’Arles, le problème de la rémunération de l’intérim, bien que très visible, « n’est pas le problème majeur de l’hôpital public, mais le symptôme d’un syndrome qui est beaucoup plus embêtant ». Un syndrome qu’une réforme des contrats, même ambitieuse, ne semble pas être de taille à combattre. « La prime de solidarité territoriale ou les nouveaux contrats, ce n’est pas de l’attractivité, s’emporte le Dr Anne Wernet, présidente du Syndicat national des praticiens hospitaliers anesthésistes réanimateurs élargi (Snphare). C’est de l’exercice mixte, ou alors c’est prendre des gens qui exercent quelque part pour aller les faire exercer ailleurs, ça n’a aucun sens. »

Le Dr Frédéric Peyras, chef du service des urgences à Salon-de-Provence qui vient tout juste de réussir à boucler son planning de Provence, fait quant à lui une prédiction. « Le nouveau contrat, c’est ce qui doit nous sauver, estime-t-il. Il faut vraiment qu’il permette d’augmenter la rémunération de base et les émoluments à part variable. Sinon ceux qui sont partis ne reviendront pas. » Et malheureusement, le Provençal ne se dit pas très optimiste sur ce point.

Adrien Renaud