LE QUOTIDIEN DU MÉDECIN : Un an après le lancement de votre plan d’action « 30 leviers pour agir ensemble », l’hémorragie de départs à l'AP-HP est-elle stoppée ?
NICOLAS REVEL : Je ne sais pas si elle est définitivement stoppée, mais elle est enrayée. Après cinq années de baisse continue de nos personnels paramédicaux, c'était notre premier objectif ! En l’espace de quatre ans, nous avions perdu à peu près 12 % de nos effectifs. Cela représente 1 800 infirmiers en moins. C'est ce qui nous a conduits à fermer 10 % de nos lits. Cela s'est traduit par un important déficit car, quand les lits ferment, l'activité baisse, mais aussi par de la fatigue pour les agents en poste, de l'absentéisme, un recours accru à l'intérim.
Pour enrayer ce cercle vicieux, nous avons décidé de faire de l'amélioration des conditions de travail notre priorité absolue. Cela suppose de s’attaquer à tous les irritants du quotidien. Les premiers résultats sont au rendez-vous. Nous arrivons à la fin de l'année 2023 et, au lieu de perdre 600 infirmières, comme toutes les années précédentes, notre solde entrées-sorties sera légèrement positif. Nous devrions, en 2023, recruter entre 16 % et 20 % d’infirmières de plus qu'en 2022.
Nous avons également réussi à fidéliser davantage nos soignants. Sur les dix premiers mois de l’année, on enregistre 16 % de départs de paramédicaux en moins [par rapport à la même période en 2022, NDLR]. Comme annoncé, nous allons réouvrir 400 lits (300 en médecine chirurgie obstétrique, 100 en psychiatrie et en soins médicaux et de réadaptation) d’ici à la fin de l’année. Nous sommes en train de commencer à inverser la spirale négative de l'attractivité, même si cela reste forcément fragile.
Quels leviers avez-vous actionnés ?
L’idée est d’agir sur des leviers qui ont de l’impact sur le quotidien des équipes. D’abord en les soulageant de tâches indues qui les éloignent de leur mission de soin. Cela nous a conduits à créer des postes à profil administratif, technique ou logistique, affectés dans les services sur la base de fiches de poste élaborées par les équipes médicales et soignantes, dans le but de leur libérer du temps. Ce sont 300 postes qui ont été créés en 2023 et nous en créerons 300 autres en 2024. Ce sont bien des renforts pérennes et non des redéploiements. C'est un investissement financier, bien sûr, mais il permet de soulager nos équipes, d’améliorer les parcours patients et ainsi, indirectement, de regagner de l’activité. C’est, enfin, une forme de respect vis-à-vis de nos professionnels car un médecin est à l’AP-HP pour faire d’abord de la médecine et de la recherche, pas pour perdre du temps à régler des problèmes administratifs.
Autre levier, pour faire face au niveau très élevé des loyers franciliens, nous doublons le nombre de logements attribués chaque année à nos soignants. Jusqu’à présent, nous arrivions à en loger 600 par an, nous prévoyons de passer à 1200, dès cette année, et ainsi jusqu’en 2027. Cela passe par l’achat de droits de réservation auprès de bailleurs sociaux et institutionnels. L’État nous accompagne pour le financement des 100 millions d’euros que cela va nous coûter sur ces cinq ans.
Nous devons également nous adapter à de nouvelles générations de professionnels qui, contrairement à leurs aînés, ne désirent pas forcément effectuer toute leur carrière chez nous. Il faut donc se battre doublement pour leur donner envie de rester à l'AP-HP. Pour cela, il faut agir sur tous les éléments : conditions d’accueil et d’intégration, parcours professionnels, formation, qualité des réseaux informatiques et de la restauration, cohésion d’équipe et dynamique des projets. Bref, tout faire pour apporter une réponse aux doutes et difficultés ressenties, faire en sorte qu’on ait davantage envie de venir à l’AP-HP et surtout d’y rester !
De plus en plus de soignants plébiscitent la semaine de quatre jours. Comment cela se traduit à l'AP-HP ?
Nous avons ouvert le jeu sur les schémas horaires et l’organisation du temps de travail hebdomadaire. Jusqu'ici, dans 80 % des services, les personnels travaillent 7 h 36, cinq jours sur sept. Mais beaucoup de professionnels, en particulier les jeunes, souhaitent travailler moins de jours par semaine mais sur un temps quotidien plus long, comme 8 h 45 ou 12 heures. Pourquoi ? Parfois parce qu'ils habitent loin, parfois parce qu'ils souhaitent disposer de plus de jours de repos consécutifs. Les médecins fonctionnent en demi-journées et ne sont pas concernés par ces changements. Plus de 70 services sur 800 ont déjà basculé sur de nouveaux schémas horaires. D’autres vont suivre. Cela doit se faire au niveau du service, c’est la cellule vivante de nos établissements.
Pourquoi faut-il réhabiliter le service hospitalier ?
C’est la maille à laquelle les équipes s’identifient : les praticiens hospitaliers, les hospitalo-universitaires, les cadres, les infirmiers, les aides-soignants, tous ! C’est au niveau du service que se créent les dynamiques de projet, les solidarités face aux crises mais aussi les conditions de l’attractivité. Mais pour qu'un service fonctionne, le management doit fonctionner de pair. Notre travail est de mieux accompagner les chefs de service et les cadres dans cette tâche. Notre souhait est aussi de leur offrir davantage de latitude pour agir sur les décisions du quotidien comme l'organisation du temps de travail ou les choix de recrutement.
J’ai ainsi décidé de « redescendre » vers les services un certain nombre de leviers. Dès l’année prochaine, ils disposeront d’un mini-budget qui aura vocation à progresser par un mécanisme d’intéressement économique lié au retour à l’équilibre de l’AP-HP.
Comment qualifiez-vous l'état d'esprit des 12 000 médecins de l'AP-HP ?
Tout n’est pas devenu formidable en quelques mois. Le quotidien dans les services était dégradé il y a un an et il le reste encore largement aujourd’hui. Les médecins savent que le chemin va être long. Ce qui compte, c’est que nous avancions et que chacun, à son niveau, dans sa responsabilité, contribue à cette dynamique collective. Car le redressement se jouera sur du concret mais aussi dans les esprits.
C’est à cette condition que nous pourrons continuer à préserver notre attractivité médicale. Car autant nous avons perdu des infirmières, autant le nombre de nos praticiens hospitaliers est stable, voire augmente légèrement. Cette situation favorable nous distingue de beaucoup d’hôpitaux mais ne doit cependant pas occulter un début de perte d’attractivité de la filière hospitalo-universitaire. Ce n'est pas propre à l'AP-HP car environ 6 % des postes de chefs de clinique sont restés vacants cette année au niveau national. C’est une vraie alerte. Je suis heureux que le gouvernement ait réformé la retraite des HU. C'est une avancée majeure.
À l'AP-HP, nous allons simplifier les processus d'autorisation des projets de recherche pour que cela aille plus vite. J’ai doublé l’intéressement ad hoc pour redescendre plus de crédits de recherche dans les équipes et leur permettre de recruter de nouveaux techniciens d’études cliniques. Nous avons aussi libéré du temps de recherche pour les PH en permettant à 10 d’entre eux de se libérer pendant un an pour un projet. Ce dispositif passera à 20 postes en 2024, puis à 30 en 2025.
Plus globalement, je dirais que la communauté médicale de l’AP-HP manifeste une forme d’intérêt pour ce que j’ai engagé. Mais si soutien de leur part il y a, il reste forcément attentif et exigeant. Avec la commission médicale d'établissement [CME, en pleine élection, NDLR], le dialogue est permanent. Aucune initiative importante n’arrive par surprise. Je travaille dans la transparence.
À l'AP-HP, dans quelle mesure l’intérim médical bouscule-t-il la vie des services ?
L’intérim médical est un poison, il doit être régulé. Mais l'AP-HP n'a pas été exposée aux surenchères salariales parfois scandaleuses qu’ont pu subir certains établissements plus en difficulté. Au moment du vote de la loi Rist [entrée en application en avril 2023, NDLR] qui encadre l'intérim médical [à hauteur de 1 390 euros brut pour 24 heures de travail, NDLR], nos tarifs d'intérim étaient légèrement au-dessus de ce plafond. La loi a pu avoir, au début, un impact dans les petits hôpitaux, mais pas dans notre CHU. Nous n'avons pas constaté de désaffection des médecins intérimaires, notamment dans les secteurs des urgences et de l’anesthésie-réanimation où nous avons le plus de besoins.
Aujourd’hui, c'est surtout l'intérim paramédical qu'il faut réguler. Il faut interdire que les jeunes diplômés puissent démarrer leur carrière en intérim. C'est le sens de la proposition de loi du député Horizons Frédéric Valletoux, que je soutiens absolument. J’espère qu’elle pourra entrer en vigueur dès la fin d’année.
Un autre élu, le sénateur de gauche Bernard Jomier, veut instaurer un quota minimum de soignants par patient hospitalisé. Bonne ou mauvaise idée ?
Cette proposition de loi part d’une idée juste : il nous faut revoir les ratios d'effectifs des personnels soignants par rapport aux standards d’avant la crise Covid. La référence a été longtemps de fonctionner avec une infirmière pour 14 patients. Non seulement c’était beaucoup mais avec le virage ambulatoire, les patients hospitalisés sont devenus plus lourds. Dans un service de médecine classique, le ratio moyen actuel doit se situer autour de 10. Ma conviction est que s’il faut bouger, la bonne méthode n’est pas de passer par la loi. Les réalités sont trop variables selon les spécialités médicales, la typologie des malades, la configuration des lieux, l’ancienneté et l’expérience des équipes. Le vrai juge de paix ne doit pas être la réglementation mais notre capacité à fidéliser nos personnels.
Le projet de l’hôpital Grand Paris Nord risque-t-il de s’enliser ?
Rappelons l’historique : en juillet dernier, le tribunal administratif a annulé la déclaration d’enquête publique. Nous avons fait appel devant la Cour administrative qui nous a donné raison. Le projet est donc relancé. Nous avons rassuré les communautés médicales de Beaujon et de Bichat [qui vont fusionner sur un unique site, NDLR]. Nous ne sommes plus du tout sur une réduction de 30 % du nombre de lits comme cela avait été initialement prévu en 2016. Le capacitaire du futur hôpital nous permettra d’accueillir plus de patients qu’aujourd’hui. Nous venons d’officialiser le projet de développer sur une parcelle mitoyenne des capacités supplémentaires en lits de SSR pour fluidifier les parcours. Au final, nous avons à peine perdu quelques mois. Le projet devrait être livré en 2029, et non en 2028.
Le déficit de l’AP-HP est estimé à 400 millions d’euros en 2023. Comment sortir de la zone rouge ?
Quand vous avez perdu 10 % de vos lits, vous êtes en déficit comme jamais. Notre plan d’action consiste à retrouver des capacités de soins, à recruter, réouvrir des lits, faire de l’activité et améliorer notre codage. Il ne s’agit pas d’une politique d’économies mais d’une stratégie offensive dont les effets s’étaleront sur cinq ans pour revenir à l’équilibre. Cela nécessite un accompagnement exceptionnel de l’État qui nous apportera une aide de 250 millions d'euros en 2023, et qui se réduira par paliers jusqu’en 2027. Pour cette année, nous sommes en ligne sur notre plan de marche sous réserve d’être accompagnés comme tous les autres hôpitaux face au choc violent de l’inflation. Pour l’AP-HP, cela va représenter, en 2023, 230 millions de dépenses supplémentaires. Les hôpitaux ne s’en sortiront pas si nos dotations ne sont pas ajustées en conséquence.
Des primes seront accordées aux soignants qui renoncent à leurs vacances pendant les Jeux olympiques 2024. Est-ce un aveu d’impuissance ?
Nous allons devoir armer plus de lits que pour un été normal. Cela va concerner une soixantaine de nos 800 services, notamment les urgences et les services d'aval, la chirurgie orthopédique et digestive et les soins critiques. Cela mobilisera environ 800 professionnels médicaux et soignants, auxquels on va demander de décaler des congés pour être présents au cours des Jeux. Il est normal de les accompagner : ceux qui ne pourront prendre trois semaines entre le 1er juillet et le 31 août garderont le bénéfice de leurs congés pour les prendre ultérieurement et bénéficieront d’une prime compensatrice (500 euros brut par jour pour les médecins). En cas de crise majeure, comme un attentat, tout le personnel sera rappelé pour y répondre. Les Jeux constituent un événement considérable. On ne peut pas se louper !
Padhue : Yannick Neuder promet de transformer les EVC en deux temps
À Niort, l’hôpital soigne aussi les maux de la planète
Embolie aux urgences psychiatriques : et maintenant, que fait-on ?
« Les Flying Doctors », solution de haut-vol pour l’accès aux soins en Bourgogne