Le décompte du temps de travail, un impensé à l’hôpital ? C’est en tout cas une vaste boîte noire et une préoccupation majeure des médecins hospitaliers comme des internes. « Depuis les années 1980, on voit se multiplier les indicateurs de performance mais nous ne savons toujours pas calculer le temps de travail des soignants », analyse Pierre-André Juven, sociologue, invité d’une table ronde organisée sur ce sujet par le Syndicat national des anesthésistes-réanimateurs élargi (Snphare).
Or, le chargé de recherche au CNRS constate un « repositionnement des médecins par rapport au travail », dans un contexte global d’évolution sociétale, de quête d’équilibre vie personnelle/professionnelle, de féminisation des métiers de santé et de densification du travail lui-même. « Cette thématique du temps de travail a longtemps été invisibilisée, abonde le Pr Rémi Salomon, président de la conférence des présidents de CME de CHU. Dans les années 1990, nous travaillions régulièrement après les gardes, mais c’était n’importe quoi ! »
Des conditions d’exercice dégradées
Que faire ? Les jeunes générations, particulièrement exposées aux dérives horaires, poussent pour obtenir un changement systémique dans le calcul et la valorisation du temps de travail. Chez les PH également, dans un contexte de pénurie médicale qui n’épargne aucune spécialité, la surcharge met à mal les conditions d’exercice et compromet l’attractivité hospitalière. Surtout, la réglementation, abondante, « n’est plus du tout en adéquation avec les attentes des praticiens », insiste le Snphare, en pointe sur ce sujet.
De fait, le décompte du temps de travail des PH s’effectue en demi-journée – les obligations légales de service à temps plein étant fixées à dix demi-journées. Une dérogation pour un décompte en temps continu peut être obtenue pour certaines spécialités, comme l’anesthésie-réanimation ou la médecine d’urgence. Sur le papier, les directions des hôpitaux ont l’obligation de fournir aux médecins un décompte horaire quadrimestriel de leur temps de travail. La participation au temps de travail additionnel (TTA) se fait, elle, en principe, sur la base du volontariat et impose un contrat annuel (avec récupération ou rémunération). La participation à la permanence des soins, obligation statutaire, doit être comptabilisée et intégrée dans les obligations de service du PH… Difficile de s’y retrouver, au point que se multiplient les disparités et les arrangements locaux, voire une forme de concurrence déloyale. « Certains établissements semblent s’adapter, contourner ou interpréter les textes », résume le Snphare.
Combien d’heures pour une demi-journée ? Mystère…
Pour objectiver la situation, le syndicat vient de publier une enquête (Tetramar 2025), qui s’est déroulée du 21 novembre 2024 au 9 mars 2025. Quelque 1 305 réponses anonymes de PH en anesthésie-réanimation (MAR) et en médecine intensive-réanimation (MIR) ont été récoltées. Résultat : le décompte du temps de travail en continu concerne 59 % des sondés (avec un fort taux de satisfaction – 84 %) alors que 41 % des PH fonctionnent toujours en demi-journée (la satisfaction chutant ici à 33 %). Des variations majeures sont relevées entre hôpitaux mais aussi entre services concernant le décompte du temps de travail, la (non) valorisation du temps clinique et non clinique, les obligations de service, la rémunération des gardes, des astreintes et du temps de travail additionnel…
Le législateur n’ayant pas défini explicitement la durée de la demi-journée, il a renvoyé cette mission aux établissements, au risque de dépasser dans les faits le plafond légal de 48 heures défini par la directive européenne sur le temps de travail. Près des trois quarts des répondants à l’étude Tetramar déclarent au demeurant travailler plus de 48 heures. Et dans 15 % des cas, plus de 60 heures. Pour 81 % des PH sondés, le temps de travail est perçu comme excessif. « On est bien loin des 35 heures observées dans la fonction publique », ironise le Snphare. En bout de chaîne, l’enquête illustre les petits arrangements locaux, soit sur le temps de travail, soit directement sur le plan financier avec la majoration non réglementaire des gardes (22 % des répondants), des lignes de PDS fictives (5 %) ou encore des astreintes à domicile étiquetées « gardes sur place » (2 %).
Un flou savamment entretenu
La problématique de la surcharge de travail fait écho à celle de la pénurie médicale. « Il manque 1 000 psychiatres à l’hôpital public ! Nous avons jusqu’à 30 à 40 % de postes vacants, contextualise le Dr Christophe Schmitt, président de la conférence des présidents de CME de centres hospitaliers spécialisés (CHS). On peut tourner la question dans tous les sens, nous aurons toujours sept personnes pour dix chaises. Cela entre en collision avec la question de notre temps de travail. » Entre 39 et 48 heures, le psychiatre imagine un entre-deux qui serait adapté en fonction des contraintes de service, et valorisé.
Certains médecins spécialistes sont spécialistes… dans les non-remplissages des tableaux de service
Maxime Morin, directeur d’hôpital
Les managers hospitaliers ne sont pas les uniques responsables du flou. Le manque de transparence dans le décompte arrange parfois certaines équipes, ancrées dans des fonctionnements figés. « Il existe des oppositions certes chez les directions mais aussi chez les PH, témoigne la Dr Anne Wernet, présidente du Snphare. Nous connaissons tous des collègues qui font vingt heures par semaine, c’est gênant… ». Jingyue Xing-Bongioanni, maîtresse de conférences en sociologie (université de Lille), pointe un flou savamment entretenu. Elle s’interroge sur la manière de mettre en place un décompte qui « permet aux pouvoirs publics de contrôler les PH » mais aussi sur « la volonté réelle de certaines spécialités d’être au clair ».
Maxime Morin, directeur d’hôpital, pointe lui aussi la responsabilité des PH. « Certains médecins spécialistes sont spécialistes… dans les non-remplissages des tableaux de service », tacle le nouveau directeur du CHS de la Savoie. Il souligne les désaccords avec les équipes médicales sur les plannings et le temps de travail additionnel [que la majorité des répondants de l’étude Tetramar disent assurer de façon contrainte].
L’enlisement dans une forme de statu quo historique pèse aussi. « Les difficultés des hôpitaux proviennent souvent d’une histoire de non-décisions stratégiques, souligne le Dr Laurent Heyer, administrateur au Snphare. Ces hôpitaux se retrouvent dans un positionnement inadapté aux besoins sur le plan du temps du travail mais aussi dans l’incapacité à prendre des décisions stratégiques qui s’imposent. » Invitée du colloque, la directrice générale de l’offre de soins (DGOS), Marie Daudé, sans faire d’annonces, s’est dite favorable à une instruction appelant les établissements à respecter la réglementation en matière de temps de travail.
Accords maison et temps continu
Les accords locaux sont souvent un début de solution pour mieux comptabiliser le temps de travail. Les syndicats d’internes avaient mis en demeure les directions des CHU de respecter enfin la réglementation en la matière (48 h, repos de sécurité), alors que leur durée moyenne hebdomadaire de travail atteint 59 h. Après Limoges ou Montpellier, les internes de Dijon ont signé une charte qui entrera en vigueur au 1er novembre. L’objectif est surtout de baliser le temps : un logiciel mesurera les dépassements horaires à partir de 18 h 30, avec une borne fixée à 20 h 30 en semaine et 13 h 30 le samedi. Ces heures seront comptabilisées et récupérées sous forme de demi-journées. Une phase test de six mois est prévue.
Côté PH, la généralisation du décompte en temps continu est l’option privilégiée, qui vise à coller au volume horaire réel et à corriger les abus. « Grâce au décompte en temps continu, se félicite le Dr Jean-François Cibien, directeur du syndicat Action praticiens hôpital, nous avons pu diminuer de 20 % le temps de travail de certains de nos collègues, qui faisaient jusqu’à 96 heures par semaine. »
La PDSES, obligation statutaire, est un enjeu clé. Côté rémunération, après avoir obtenu et pérennisé en 2024 la revalorisation des gardes médicales, les syndicats viennent de signer un accord pour augmenter les astreintes des PH, d’abord de façon transitoire (en juillet), puis pérenne (novembre), à la faveur d’un « modèle forfaitisé ». Enfin, la révision du volet PDS des schémas régionaux de santé doit permettre de définir des lignes de garde plus équilibrées entre les secteurs public et privé. « Nous devons travailler sur la PDS pour soulager l’hôpital, avance le Dr René-Pierre Labarrière, au nom de l’Ordre. Si la ville n’est plus au rendez-vous, forcément cela retombera sur les praticiens hospitaliers. »
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