Noé Jedwab nous donne rendez-vous chez lui, à l’Estaque, dans les hauteurs du petit port qui jouxte Marseille. La rue est ensoleillée, une enfilade de maisons blotties les unes contre les autres. Des voix d’enfants, une petite fille vient à notre rencontre. « Papa, c’est la journaliste ! ». Noé Jedwab surgit quelques instants plus tard, souriant, en jean, tee-shirt et baskets. On s’installe dans le salon, au milieu de piles de livres. Autour d’un café, le psychiatre raconte une enfance heureuse. Le petit garçon, né à Marseille d’une mère originaire du nord de la France et d’un père issu d’une famille de juifs polonais ayant traversé l’Europe avec des faux-papiers, se montre rêveur et dessine beaucoup dès son plus jeune âge.
À l’école, puis au collège et au lycée près de Castellane, Noé s’ennuie vaguement. « J’étais dans un environnement où je ne me sentais pas toujours à ma place, explique le quadragénaire. Je sentais un léger décalage, même si le centre-ville était relativement mélangé à l’époque. » Ses parents travaillent tous les deux dans le médico-social et la psychiatrie. Le jeune homme baigne dans une ambiance d’engagement. Sa petite sœur, qui vit aujourd’hui à New-York, optera pour des études de psychologie. « Je bossais, mais j’étais assez énervé, je faisais des bêtises, je me suis fait exclure du lycée, j’étais devenu un peu l’ennemi public numéro 1. »
Du dessin à l'inscription en médecine
« Dès que quelqu’un faisait une bêtise, le proviseur me cherchait », se souvient le trublion. Une enseignante convoque le père pour lui prophétiser que son fils « ne ferait jamais rien ». Sous le tumulte apparent, l’adolescent se cherche. « En fait, je n’arrivais pas à déterminer si j’étais vraiment intelligent, je peinais à apprendre, je ne voyais pas le sens des choses, plaide-t-il. Je dessinais beaucoup, à tel point que lorsque j’ai passé mon bac on m’a demandé pourquoi je ne faisais pas les Beaux-Arts, je dessinais déjà minot, je me suis mis à faire de la bande dessinée. C’est quelque chose que j’utilise aujourd’hui dans mon métier. »
Le bac en poche, c’est l’heure des choix d’orientation. « Je me suis inscrit en médecine avec un groupe d’amis, on a un peu suivi l’initiative d’un de mes très bons potes, dont le père était médecin. » L'étudiant continue à ne rien faire comme les autres. Pour suivre les cours à La Timone quand il devrait être à l’hôpital Nord, il se fait faire une carte avec une fausse adresse. « Une vieille tradition familiale », plaisante le petit-fils d’exilés polonais. Il travaille, mais pas de la bonne manière. « On n’était pas des foudres de guerre mais surtout, je n’avais pas compris le concept de cette première année. Je ne suivais de cours dans aucune écurie de préparation au concours – j’avais été refusé dans la seule où j’avais essayé de m’inscrire », témoigne le médecin.
Vient le déclic
« Le frère aîné d’un de mes amis, qui avait passé le cap de la première année, nous a convoqués un jour pour nous expliquer de quelle manière il fallait aborder cette année et comment travailler pour espérer se remettre dans la course », raconte Noé. C’est le déclic. « Je me suis mis à vraiment vouloir cette année, que j’aurai en deux fois, manquée à 4 points la première fois. J’ai eu des moments de doute, mais j’ai joué le jeu à fonds et ça a porté ses fruits. » Il est lancé, plus rien ne l’arrêtera. Il découvre les sciences humaines et la psychanalyse le passionne. Mais il sera pour commencer généraliste.
Le Dr Jedwab exerce plusieurs années dans les quartiers Nord, où il fait beaucoup de visites à domicile, en remplaçant des médecins installés. Puis, vers 30 ans, retour sur les bancs de la fac et à l’hôpital, pour rejoindre la psychiatrie. « C’est un cheminement dont je suis content, ma pratique s’est enrichie et structurée », explique-t-il. Suivront dix ans d’exercice à l’hôpital public, essentiellement aux urgences psychiatriques. Puis, en 2020, le médecin s’installe en libéral, partageant son temps entre la clinique Sainte-Marthe, un foyer médicalisé et des visites à domicile. « C’est compliqué, il y a énormément de besoins. Nous ne sommes pas assez nombreux, moins d’une dizaine, comparé au nombre de confrères installés dans les arrondissements du centre. »
Accompagner les futurs médecins
Si l’accès aux soins n’est pas simple dans les quartiers populaires, l’accès aux études supérieures ne l’est pas non plus. Lorsque les militants du Sel de la vie (lire encadré) le contactent par l’intermédiaire de Kamel Guemari en 2019 avec le projet de monter une écurie solidaire au moment de l’affaire du Mc Do de Sainte-Marthe (1), il répond présent. C’est l’acte de naissance de Medenpharmakine. Objectif : accueillir les talents se rêvant médecins mais n’ayant pas les moyens d’accéder aux structures privées, pour cause de ticket d’entrée trop élevé. La première promotion Arc-en-ciel, bousculée par la crise sanitaire, se déroule en 2019 dans un format réduit, suivie des promotions Axel Kahn (2021-2022) et Frantz Fanon (2022-2023).
François Crémieux, directeur de l’AP-HM, et les dirigeants de la plateforme du numérique ouvrent les portes de leurs établissements aux étudiants et aux tuteurs. « Dans ma pratique, j’essaie d’accompagner mes patients à s’affranchir des représentations intégrées qui rendent malheureux, explique le psychiatre. Cette question de la liberté est absolument essentielle. C’est au cœur de notre projet d’écurie. Il y a des facteurs d’inhibition extrême, qui peut figer un étudiant en capacité de réussir mais qui s’en empêche parce qu’il se dit que ce n’est pas fait pour lui. Grandir dans un quartier dit prioritaire peut favoriser cela. »
« J’aimerais que l’on convoque les médecins, et en particulier les psychiatres, à réfléchir au sens qu’ils donnent et veulent donner au soin aujourd’hui et demain, poursuit le Dr Jedwab. Il me parait important de prendre le temps de se poser la question du sens, de la manière dont nous agissons. Je crois qu’on est plus efficace en s’accordant ce temps réflexif, c’est ce qui nous manque cruellement en ce moment dans nos pratiques et nos politiques. » Noé Jedwab aimerait notamment qu’un sociologue se penche sur la question des principaux freins à l’envol des jeunes pousses douées des quartiers.
« On ne peut pas former des têtes bien faites sans jamais réfléchir, y compris philosophiquement, à ce qu’est le soin, poursuit ce fervent admirateur de Spinoza, qui cite Cynthia Fleury. Si le soin est un humanisme, encore faut-il prendre le temps de le définir, de redéfinir parfois nos manières de penser et d’agir. Je vois trop de patients auxquels on prescrit de façon automatique des psychotropes. Je n’ai pas choisi ce métier pour ça, et je ne suis pas le seul. Il faut travailler sur les causes profondes, faire preuve d’empathie, au risque sinon de ne pas rencontrer l’autre, ce qui est terrible. »
Noé aimerait que des campagnes de prévention en santé mentale soient organisées dans les établissements scolaires « pour sensibiliser et outiller les jeunes ». Face au succès rencontré par Medenpharmakiné, toutes les perspectives s’élargissent. « On aimerait créer des écuries pour d’autres filières de santé et étendre ce modèle à d’autres villes de France, car les besoins sont immenses, explique Noé Jedwab. Mais ce qui nous manque aujourd’hui à Marseille malgré les locaux mis à notre disposition, c’est une adresse fixe. » Les premiers crus sont prometteurs. Et les tuteurs très motivés. La relève semble assurée.
(1) En 2019, le McDonald’s de Sainte-Marthe (14e) est menacé de destruction dans le cadre d’un projet urbain. Face à la mobilisation des habitants, le projet est abandonné, et l’établissement transformé en restaurant social et solidaire : L’Après M.
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