Aujourd’hui professeur à la retraite, le Pr Fernand Buchheit était, il y a 50 ans, chef de clinique en neuro chirurgie au CHU de Strasbourg : « Notre problème, ce n’était pas l’hôpital, mais plutôt la Faculté, avec ses règles et ses professeurs dont certains dirigeaient d’une main de fer des services de 300 lits. »
« Un mot de travers, un geste chirurgical inadapté vous valait un coup de pince Kocher en pleine opération et, plus grave, votre carrière universitaire pouvait s’arrêter là », poursuit-il, à une époque où les chefs et les agrégés rêvaient avant tout de s’émanciper, non seulement en termes de statut, mais aussi dans la manière de mener leur pratique médicale.
Il n’est donc pas étonnant, pour lui, que les chefs et les agrégés aient été les fers de lance du mouvement, avec des revendications beaucoup plus concrètes que celles des étudiants, avec qui ils se mélangeaient d’ailleurs assez peu. « Je participais tous les jours aux AG dans les amphis, mais notre activité, certes un peu idéaliste parfois, consistait surtout à préparer l’avenir de la Faculté », résume-t-il. La participation paritaire de tous les enseignants et de tous les étudiants au fonctionnement de la Faculté est issue de ces réflexions, de même que les nouveaux statuts des enseignants dits sans chaire. « Il était temps de faire bouger les choses », conclut-il, un « déboulonnage » qui fut compris ou au contraire combattu par les titulaires de chaires. Et c’est aussi l’un des ténors des agrégés en grève qui, quelques années plus tard, sera élu Doyen de la Faculté. Celle de Strasbourg conservera son nom et son unité, beaucoup d’anciennes facultés étant au contraire divisées en UFR avec des structures distinctes, notamment en ce qui concerne les services d’enseignement et de recherche.
Redécouverte de la médecine générale
Mais si le monde hospitalo-universitaire évolue fortement durant cette période, dans des directions qui seront confirmées quelques mois plus tard par la réforme des universités menées par Edgar Faure, il voit aussi ses propres certitudes ébranlées, ajoute le Pr Christian Bonah, responsable du département d’histoire de la médecine de la Faculté de Strasbourg. « À partir de 1945, la médecine connait des évolutions technologiques inimaginables auparavant, et l’hospitalocentrisme se renforce au détriment du médecin de famille traditionnel », souligne-t-il. 1968 et ses prolongements marquent au contraire une certaine redécouverte de la médecine générale, plus humaine et moins technique, qui se confirmera dans les années suivantes. De même, poursuit-il, c’est le moment où certains médecins commencent à se demander ce qui est le plus important, la transplantation ou la prévention.
Si les seuls événements de mai 1968 ne suffisent pas à expliquer l’évolution des conceptions sanitaires et médicales, issues d’une réflexion plus large menée tous au long des années 1960, ils cristallisent et élargissent ces débats dans l’ensemble de la société. Médecins et sociologues vont s’interroger plus ouvertement sur le rôle même du praticien, – est-il simplement là pour remettre des malades au travail ou aussi pour promouvoir leur bien-être et leur qualité de vie ? -, tandis que l’époque voit émerger des questionnements nouveaux sur l’éthique, notamment en matière d’expérimentation. La psychiatrie fera l’objet d’intenses critiques au sein même de la spécialité, dans un bouillonnement qui dépasse largement l’année 1968. Aboutissement de cette pensée, la fermeture des hôpitaux psychiatriques en Italie, votée en 1978 après d’interminables polémiques, passionnera les psychiatres français, nombreux à se montrer fascinés par cette réforme.
Enfin, si la sexualité reste l’un des sujets centraux de mai 1968, les médecins et les soignants vivent ces évolutions différemment de la population générale, sans doute en raison de leur proximité plus forte avec les corps liée à leur activité professionnelle. La dissociation entre la sexualité et la reproduction, permise avant tout par la pilule, mais stimulée par le discours de liberté, interroge très vite les médecins, de plus en plus confrontés à la médicalisation de la vie privée. Enfin, s’il est encore trop tôt, en 1968, pour parler de « bio » ou même d’écologie, les critiques de la société de consommation et de ses excès annoncent les débats des années suivantes, auxquelles beaucoup de médecins participeront là aussi activement.