C'est une véritable salve d'artillerie que subissent la direction générale de la Santé (DGS) et les pouvoirs publics, accusés par deux enquêtes, l'une publiée dans « Le Monde » et l'autre diffusée dans l'émission « Complément d'enquête » sur France 2.
D'après les données reprises par les journalistes des deux rédactions (qui ont travaillé de manière indépendante sur le sujet), environ 20 % des Français de métropole ont reçu une eau du robinet régulièrement ou épisodiquement non conforme aux critères de qualité. Selon le principe de précaution tel qu'il a été préconisé par la DGS, ce sont donc 10 à 12 millions de Français qui auraient dû se voir couper l'accès à l'eau potable. Pour parvenir à ce résultat, les journalistes ont collecté et analysé les données publiques des agences régionales de santé (ARS), en charge des analyses des eaux de boisson.
Pourquoi une telle explosion du nombre de sources d'eau potable non conformes, alors que ce chiffre n'était que de 5,9 % en 2020 ? Les journalistes expliquent la situation par le nombre croissant de métabolites de pesticides recherchés et l'absence de données de toxicité, ce qui oblige à adopter les limites de concentration les plus conservatrices.
Un seuil de référence conservatoire
En temps normal, la concentration en pesticides (ou des métabolites) dans une eau destinée à la consommation humaine est considérée comme non conforme au-delà de 0,1 µg/l. Mais la décision préfectorale d'interdiction de consommation de l'eau potable ne peut être prise qu'une fois la valeur sanitaire maximale (Vmax) dépassée, la Vmax correspondant à la concentration au-delà de laquelle une molécule commence à avoir des effets biologiques. Mais, en l'absence de données, la Vmax n'est pas établie pour une grande partie des métabolites désormais recherchés par les inspecteurs des ARS.
Faute de mieux, le seuil de conformité doit servir de référence. Dans une directive de décembre 2020 signé par le directeur de la santé, Jérôme Salomon, il est demandé de suspendre l'accès à une source d'eau potable dès que le seuil provisoire de 0,1 µg/l est dépassé pour les substances dont le niveau de toxicité n'est pas connu. En décembre 2021, changement de ton, un nouveau courrier de Jérôme Salomon incite à ne pas appliquer de manière stricte le principe de précaution pour ne pas avoir à couper l'eau à 12 millions de Français pour un risque sanitaire non avéré.
Inégalités territoriales
Certaines ARS, comme celle de Bourgogne, ont bien joué le jeu du principe de précaution, d'autres comme les Hauts-de-France (où 65 % de la population est concernée par les non-conformités selon « Le Monde », 45 % selon Complément d'enquête) n'ont pas eu cette rigueur.
Prenons l'exemple d'un métabolite de l'herbicide chloridazone, l'ARS des Hauts-de-France a, faute de données, établi une Vmax de 44 µg/l, calculée à partir de la valeur toxicologique de référence (VTR) de la molécule mère. Sur demande de la DGS, le Haut Conseil de la santé publique (HCSP) a remis un rapport sur le scénario à suivre pour établir une valeur sanitaire provisoire dans l'attente de données scientifiques solides. Le HCSP écarte toute solution d'extrapolation à partir de la VTR de la molécule mère.
Les auteurs proposent de retenir les valeurs sanitaires établies en Allemagne par l’UBA (Umweltbundesamt, Agence fédérale pour l'environnement), pour les molécules non réglementées et de toxicité non ou peu documentée. Ces seuils vont de 1 à 3 µg/l selon les faisceaux d'indice de toxicité disponibles. Le 15 juin, une nouvelle directive de la DGS suit l'avis du HCSP et établit une valeur sanitaire provisoire de 3 µg/l. Selon les observations de terrains des journalistes du « Monde » et de France 2, cette nouvelle directive n'est pas respectée sur l'ensemble du territoire. Des sources d'eau potable dans lesquelles des taux de métabolites dépassent les 3 µg/l continuent d'être exploitées.
Justifications de la DGS, colère des associations
Interrogé sur le plateau de France Télévisions, Jérôme Salomon a insisté sur le fait que les pouvoirs publics « sont dans une phase d'accumulation des connaissances ». Questionné sur les différences d'application de ses propres directives par les ARS, le directeur général de la santé botte en touche, en évoquant des « situations locales : il faut voir comment les choses se sont passées à chaque fois entre le maire, le préfet et l'ARS ».
Pour l'association Générations Futures, la situation révélée par « Le Monde » et Complément d'Enquête s'explique par les faiblesses de la réglementation. Au cours d'une demande d'autorisation de mise sur le marché d'un pesticide, le fabricant doit obligatoirement fournir des études renseignant sur les métabolites qui se formeront dans le sol une fois le produit épandu. Les métabolites dits « majeurs » (plus de 10 % de la quantité en substance active ajoutée au sol) doivent faire l'objet d'une évaluation plus poussée. « Les autorités savent donc très bien, avant la commercialisation, quels sont les risques de dépassement des normes de qualité réglementaires », insiste Pauline Cervan, docteure en pharmacie et chargée de missions scientifiques et réglementaires auprès de Générations Futures.
L'association (financée aux deux cinquièmes par l'industrie du bio) pointe du doigt le problème suivant : la fixation d'une valeur limite réglementaire de 0,1 µg/L n'est obligatoire pour les métabolites des produits phytopharmaceutiques que s'ils sont reconnus « pertinents ». Les critères de « pertinence » ont été précisés dans la réglementation européenne : une activité biologique supérieure à 50 % de celle de la substance active parente ou/et être reconnue comme génotoxique, reprotoxique ou cancérigène de catégorie 1A, 1B ou 2 (1) ou encore que la substance parente soit classée cancérigène.
« Le hic, c'est que pour entrer dans ces critères de pertinence, il faut des études, et notamment des études de génotoxicité qui ne sont pas systématiquement demandées, explique Pauline Cervan. L'autre problème est que le caractère perturbateur endocrinien n'est pas pris en compte pour décider si un métabolite est pertinent ou non. »
À cela s'ajoute le retard à l'allumage des systèmes de surveillance français. Pour l'association, l'exemple le plus parlant est celui du S-métolachlore. La capacité de ce métabolite du métolachlore à migrer dans les eaux souterraines est connue depuis 2004, mais la surveillance de sa présence dans les eaux souterraines n'a commencé chez nous qu'en 2014, et sa surveillance dans les eaux de boisson en 2014.
(1) Un produit est estimé cancérigène de niveau 2 s'il existe des études sur l'animal qui en apportent la preuve. Pour être qualifié de cancérigène de niveau 1, des études épidémiologiques sont nécessaires.
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