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Dossier

Santé publique

Interventions esthétiques : des dérives à encadrer

Par Elsa Bellanger - Publié le 02/06/2023
Interventions esthétiques : des dérives à encadrer

À la baisse des coûts s’ajoute l’influence des réseaux sociaux et l’utilisation de filtres qui renvoient une image modifiée de soi
BURGER / PHANIE

La demande croissante pour des actes médicaux et des interventions chirurgicales à visée esthétique s’accompagne du développement d’une offre low cost et/ou illégale. Les praticiens qui récupèrent en consultation des patients victimes de complications sonnent l’alerte et appellent à un encadrement plus strict des pratiques.

Rajeunissement des profils, explosion des actes illégaux et croissance du tourisme esthétique, mais aussi hausse des complications graves… L’essor des actes médicaux et des interventions chirurgicales à visée esthétique, dont le marché mondial a progressé de 8 % par an sur la période 2018-2023, mobilise les professionnels inquiets de certaines dérives qui transforment ce phénomène de société en un enjeu de santé publique.

Plusieurs facteurs sont à l'œuvre. À la baisse des coûts s’ajoute l’influence croissante des réseaux sociaux et de l’utilisation de filtres qui renvoient une image modifiée de soi et des autres. « Le modèle véhiculé par les influenceurs et influenceuses, issus de la téléréalité, propose une nouvelle perception des normes de beauté qui touchent particulièrement les plus jeunes », observe le Dr Adel Louafi, président du Syndicat national de chirurgie plastique reconstructrice et esthétique (SNCPRE). Selon lui, la hausse de l’activité est « liée à l’arrivée d’un public plus jeune qui recourt à la chirurgie dès 18-25 ans, et même dès 16 ans pour les injections d’acide hyaluronique. »

Cette recherche d’une image améliorée touche les jeunes filles, mais émerge aussi chez les garçons. Leurs demandes se focalisent sur l’augmentation du volume des lèvres, des seins ou des fesses pour les jeunes femmes, sur le menton ou les pommettes chez les jeunes hommes. « C’est une évolution sociétale qui s’est installée en moins de 10 ans », remarque le Dr Jacques Saboye, secrétaire général de la Société française de chirurgie plastique, reconstructrice et esthétique (SoFCPRE).

Cette demande croissante s’accompagne du développement d’une offre à l’étranger, parfois via des agences de tourisme spécialisées, mais aussi en France, où se multiplient les injections d’acide hyaluronique illégales, réalisées par des non-médecins avec des produits parfois falsifiés ou périmés.

Des phénomènes difficilement quantifiables

Pour la Dr Catherine Bergeret-Galley, secrétaire générale du SNCPRE, l'une des raisons du développement de ces pratiques vient de la distinction « artificielle » entre chirurgie réparatrice et chirurgie esthétique. « Les politiques ont fait une distinction pour séparer ce qui est remboursable de ce qui ne l'est pas, mais cela a introduit l'idée que la chirurgie esthétique peut être anodine et donc peu chère », précise-t-elle.

Le phénomène, « amplifié par le confinement pendant lequel l’utilisation des réseaux sociaux a augmenté », indique le Dr Louafi, reste difficile à quantifier. Une indication vient des retours des patientes en cabinet. « Ce qui émerge, ce sont les complications ou les déceptions du résultat qui ramènent en consultation les patientes », souligne le Dr Saboye. Autre indicateur, « les quantités de produits illégaux saisies par la police donnent une idée de l’ampleur des injections illégales », poursuit-il. Du côté du SNCPRE, la Dr Bergeret-Galley évoque « 1 000 injecteurs clandestins » recensés en France.

Concernant les actes low cost à l’étranger ou ceux illégaux en France, « il n’y a pas de consentement éclairé possible, car les risques encourus ne sont jamais présentés », souligne le Dr Louafi. Pour le tourisme esthétique, « les patients ne rencontrent pas en amont de professionnel de santé, ils ne sont pas informés des risques, les contre-indications ou les alternatives éventuelles ne sont pas recherchées, liste-t-il. Les chirurgies peuvent être réalisées avec des risques inconsidérés (interventions multiples, volumes extrêmement importants) et sont suivies d’un retour précipité en France pour limiter les coûts, alors même qu’il existe encore des contre-indications à prendre l’avion. Et, le suivi postopératoire est inexistant. »

Quant aux injections illégales pratiquées en France, les conditions sont « tout simplement catastrophiques », juge le Dr Saboye. Ces actes sont « réalisés dans des arrière-boutiques ou des chambres d’hôtel, après des rendez-vous pris via les réseaux sociaux, souligne-t-il. Ce qui s’y passe est incontrôlable, loin des réglementations qui encadrent les établissements de santé. » Ce qui remonte, ce sont « des conditions minimales de stérilité et d’asepsie, des seringues partagées, des produits non tracés ou périmés, des injecteurs non-médecins et sans aucune notion d’anatomie », ajoute le Dr Louafi.

Une cinquantaine de complications graves en 2022

Conséquence de ces pratiques, les patients peuvent développer des complications. À côté des risques postopératoires classiques, ils sont exposés à des infections, à des abcès localisés ou à des nécroses variées liées aux injections dans des zones comme les lèvres, le sillon nasogénien, le tiers médiofacial ou encore les fesses, « considérées à risque compte tenu de la richesse vasculaire et des variations anatomiques », soulignait la Dr Sylvie Poignonec, membre du comité directeur de la Société française des chirurgiens esthétiques plasticiens (Sofcep), lors d’un point presse en 2022.

Les produits de comblement peuvent aussi « être à l’origine d’une compression d’un axe artériel, voire d’une embolisation, poursuit-elle. Les patients peuvent aussi présenter des marbrures cutanées, des douleurs, un impétigo. » Ces complications « peuvent être source de lourdes séquelles et nécessiter des gestes de reconstruction faciale », alerte-t-elle. Dans « Aesthetic Surgery Journal », une étude* publiée en 2022 recense 43 cas d’accident vasculaire cérébral, dont cinq décès, consécutifs à une embolie résultant de l'injection d'un produit de comblement au niveau du visage.

En 2022, « une cinquantaine de cas graves ont été signalés à l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM), dont des hospitalisations en réanimation et des hospitalisations multiples, des chocs septiques, des nécroses, des amputations », rapporte le Dr Louafi. En raison des partages d’aiguilles, le chirurgien craint à long terme une potentielle augmentation des cas d’hépatite C.

Pour contrer le phénomène, l’Académie de médecine plaide pour que soit réservée aux seuls médecins une future formation inter-universitaire aux actes médicaux à visée esthétique ainsi que la délivrance des produits de comblement injectables. « Ces propositions ont le soutien des sociétés savantes et de l’Ordre », précise le Dr Louafi, dont le syndicat a déposé plusieurs plaintes pénales.

Un décret attendu

Mais, alors que la vente libre des produits de comblement est déjà interdite, les professionnels attendent de la Direction générale de la santé (DGS) la publication d’un décret qui acte l’usage exclusif de l’acide hyaluronique par les seuls médecins.

« En 2009, une loi rendant possible l’encadrement des actes à visée esthétique a été adoptée. Elle permet de définir par décret qui peut effectuer ces actes et les règles pratiques de réalisation et de sécurité. En 2019, l’homologation de la norme européenne NF EN 16844 a fixé un cadre éthique et les bonnes pratiques. Mais, en l’absence de décret, ces cadres ne peuvent être appliqués », regrette le Dr Dominique Debray, président du Syndicat d’esthétique médicale multispécialités (Semm), fustigeant une « absence de volonté politique ».

« Les procédures actuelles relèvent du pénal. Elles sont très longues. Avec un décret, les autorités pourront agir plus vite via la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) et les agences régionales de santé (ARS), sans avoir besoin de saisir un procureur. Ce sera un gain d’efficacité pour stopper les pratiques illégales », explique le Dr Louafi.

Un levier important relève aussi, selon lui, de l’information du public et de la prévention. Aux côtés de 200 chirurgiens, le Dr Louafi a signé une tribune, publiée fin mars dans « Le Parisien », demandant que les produits utilisés pour les injections ne soient plus délivrés au grand public en pharmacie, ni accessibles sur internet. Son syndicat a également diffusé des visuels pour communiquer sur les réseaux, « là où se trouvent les victimes présentes ou futures des cabinets clandestins », indique-t-il.

« On incite aussi les chirurgiens à aller sur les réseaux pour parler des complications des injections illégales. C’est là qu’il faut être. Quand un jeune fait une recherche, il doit avoir accès à une information sur les risques, pas seulement aux arnaques », plaide le chirurgien. Et de déplorer que la communication institutionnelle des pouvoirs publics soit « limitée » : « les alertes de l’ANSM ne sont pas lues par les populations ciblées. Et aucune campagne de prévention grand public n’est lancée sur ce sujet. »

*H. Chenyu et al, Aesthetic Surgery Journal, 2022. doi.org/10.1093/asj/sjab193

E. B.