Dans quelle mesure un médecin à l'origine d'un signalement de maltraitance peut-il être poursuivi pour « immixtion dans les affaires de famille » ? Où se situe la frontière entre protection de l'enfant et parti pris ? Ces questions étaient au cœur des audiences successives des Drs Eugénie Izard et Françoise Fericelli devant la chambre disciplinaire nationale de l'Ordre des médecins, ce 24 novembre.
Alors que ce type d'audience repose habituellement sur des mémoires écrits par les partis, le magistrat a laissé la parole et le temps aux deux pédopsychiatres pour expliquer pourquoi elles ont adressé un signalement de soupçons de maltraitances mettant en cause des pères en pleine séparation, pour leurs petits patients âgés, à l'époque, de 8 ans, pour celle de la Dr Izard, et de six ans, pour celui de la Dr Fericelli. Face à elles, le conseil département de l'Ordre de Haute-Garonne dans l'affaire de la Dr Izard, et le père de l'enfant, pour la Dr Fericelli.
Vidéo et courriers
Pour rappel, la Dr Izard fait appel d'une suspension d'exercice de la médecine pendant trois mois, prononcée en décembre 2020 par la chambre nationale de l'Ordre, pour « immixtion dans les affaires de famille ». Cette décision a déjà été cassée en mai dernier par le Conseil d'État, mais seulement sur l'un des deux griefs formulés par l'instance nationale : la rupture du secret médical. Le Conseil d'État a estimé qu'adresser un signalement au juge des enfants déjà saisi de cette affaire (et non au seul procureur) ne peut être un manquement au secret médical.
Reste donc l'accusation d'immixtion dans les affaires de famille. « Le médecin ne doit pas s’immiscer sans raison professionnelle dans les affaires de famille ni dans la vie privée de ses patients », stipule l'article 51 du Code de déontologie, repris dans le Code de la Santé publique.
Il est reproché à la Dr Izard d'avoir pris parti pour la mère de sa patiente en la conseillant dans la réalisation d'une vidéo illustrant les maltraitances du père à l'aide de playmobils. Sont aussi en cause des lettres, au juge des enfants notamment et au procureur, où la Dr Izard présente la mère comme parent protecteur et bienveillant, et qualifie le père de maltraitant, tout en critiquant le travail des enquêtrices qui a conduit au classement sans suite d'une procédure pénale contre ce dernier.
Selon le Conseil départemental de Haute-Garonne, la Dr Izard, par ailleurs présidente du Reppea (Réseau de professionnels pour la protection de l’enfance et de l'adolescence) aurait eu une « démarche militante » qui l'aurait empêché d'agir avec « prudence et circonspection » : « le rôle des médecins est de signaler, pas de donner des conseils à la mère ou aux enfants, ni d'écrire au juge en dénigrant le travail des enquêteurs », a plaidé Me Maïalen Contis, conseil du CDOM 31.
Conseils de vie et prise en compte de l'environnement du patient
« C'est le rôle du médecin psychiatre que de répondre aux questions du patient : juger si mes réponses relèvent du domaine médical est délicat : psychiatres, nous donnons des conseils de vie en permanence », a répondu la Dr Izard, qui assurait seule sa défense (après avoir été défendue par Me Fabrice Di Vizio, figure des antivax). Réfutant toute intervention dans la réalisation de la vidéo (et même, soulignant avoir insisté sur l'anonymisation du père), la Dr Izard justifie l'aide apportée à la mère par le principe selon lequel « le praticien doit donner des soins et être le défenseur des droits des personnes fragiles ».
« L'immixtion est liée à des raisons professionnelles : en pédopsychiatrie, l'information sur la famille et l'environnement est indispensable pour suivre la santé mentale d'un enfant », a défendu à son tour Me Matthieu Seingier, avocat de la Dr Fericelli au cours de la seconde audience. La pédopsychiatre fait appel d'un avertissement reçu en février 2021 par la chambre disciplinaire de l'ordre des médecins Auvergne-Rhône-Alpes pour immixtion et certificat de complaisance en faveur de la mère d'un enfant pour lequel elle a fait un signalement en mars 2016.
En cause, notamment : un certificat rédigé en 2016 pour ce signalement, où la médecin écrit avoir « en partie observé une violence intrafamiliale extrême ». Un « rapport tendancieux et faux », selon le père qui assure n'avoir alors jamais été reçu, en 2016, par la spécialiste. « Oui, j'ai observé la violence psychologique sur mon petit patient », assure la Dr Fericelli. « Jamais elle ne décrit des scènes de violences dont elle n'a pas été témoin. Elle dit qu'on lui décrit les choses », précise son avocat. Et d'ajouter : dans sa description, « un médecin doit faire preuve de prudence et circonspection. Mais il doit aussi interpréter des faits : c'est une suspicion et non la constatation d'une violence. C'est au juge d'être neutre ».
La décision finale de la chambre nationale disciplinaire de l'Ordre n'est pas attendue avant six à huit semaines et devrait apporter de l'eau au moulin du débat de la protection des médecins qui signalent. La Dr Fericelli est sortie de l'audience sous les applaudissements d'une vingtaine de soutiens, notamment du collectif Stop Violences, qu'elle a fondé avec la Dr Izard, qui réclame l'inscription de l'obligation de signalement des suspicions de violences dans la loi, et la suppression des poursuites et condamnations ordinales. Des revendications reprises par plusieurs organisations comme le Syndicat de la médecine générale (SMG) et le Syndicat national des jeunes médecins généralistes (SNJMG).
« Je me suis sentie plus entendue qu'en première instance. Je souhaiterais que plus aucun médecin n'ai à craindre des poursuites lorsqu'il signale des violences. À petits pas, j'espère que la société prendra mieux en compte la parole des enfants », a déclaré la Dr Fericelli.
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