Entretien avec le Président de la Société de réanimation de langue française

Pr Éric Maury : « La crise a souligné et amplifié le déficit en personnel de réanimation »

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Publié le 12/03/2021
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En février 2020, à la veille du premier confinement national, le Pr Éric Maury (médecine intensive-réanimation à l’hôpital Saint-Antoine, AP-HP) prenait la présidence de la Société de réanimation de langue française (SRLF), qui fête ses 50 ans d’existence. L’occasion de faire le point sur la prise en charge des patients Covid, les besoins en réanimation, la filiarisation et les missions de la SRLF.

Crédit photo : DR

LE QUOTIDIEN : Un an après le début de l’épidémie, comment a évolué la prise en charge des patients Covid ?

Pr ÉRIC MAURY : Au cours de la première vague, beaucoup de patients Covid en détresse respiratoire ont été placés sous ventilation artificielle, avec la nécessité de les sédater et de les curariser. Nous n’osions pas recourir aux techniques d’oxygénation à haut débit ou aux techniques de ventilation non invasives par crainte de contaminer les soignants. Aujourd’hui, nous savons qu’en respectant quelques précautions simples − port du masque pour les soignants et les patients, aération des chambres… −, il est possible de recourir à l’oxygénation à haut débit. Ainsi, un tiers à la moitié des patients passent le cap de la maladie aiguë sans avoir été placés sous ventilation artificielle.

Les corticoïdes, et en particulier la dexaméthasone désormais indiquée chez des patients qui ont besoin d’oxygène ou qui sont en réanimation, ont permis de faire baisser la mortalité, qui est passée de 40 à 30 %. Enfin, l’anticoagulation, proposée à tous les patients Covid hospitalisés, représente également une avancée, alors que l’infection est associée à de nombreuses complications thromboemboliques majeures. Face à une éventuelle troisième vague, nous sommes un peu moins inquiets grâce à ces progrès.

Au-delà de la prise en charge, quel est votre bilan des deux premières vagues ?

La réanimation est mise en tension depuis un an. Au plus fort de la crise, lors de la première vague, on comptait plus de 7 000 patients Covid hospitalisés en réanimation alors que le capacitaire national est de 5 000 lits. La situation est très hétérogène d’une région à l’autre. Et alors que l’Île-de-France et le Grand Est sont pourtant les régions les mieux dotées, elles ont particulièrement été mises en difficulté lors de la première vague.

Certes, l’ampleur de l’épidémie actuelle est exceptionnelle, mais on peut s’attendre à de nouvelles crises. De plus, au-delà du Covid, l’activité en réanimation est fluctuante, et nous sommes en crise permanente tous les hivers.

Il faudrait disposer sans doute d’au moins 1 000 lits supplémentaires de réanimation structurellement définis. Les mesures qui bloquent le pays comme le confinement sont sous-tendues par le taux de saturation des réanimations. Le fait d’avoir plus de moyens éviterait de se retrouver dans ces situations.

En octobre, vous alertiez sur la pénurie de soignants dans les services de réanimation. Qu'en est-il aujourd'hui ?

Lors de la première vague, nous avons bénéficié de beaucoup de renforts. Mais cet élan de solidarité exceptionnel s’est amoindri, car les professionnels sont fatigués ou déçus. Et comme l’épidémie touche maintenant toute la France, les régions ne peuvent plus autant s’entraider. Il y a eu aussi des tentatives pour former rapidement des infirmières. Mais on ne peut pas former en deux jours quelqu’un qu’on forme habituellement en deux ou trois mois. Quand on a le dos au mur, il faut faire ce que l’on peut, mais c’est forcément imparfait.

Quels sont exactement les besoins ?

Avant même la crise, certains services étaient déjà en grande souffrance. En 2017, on estimait à 300 le déficit en médecins de réanimation à plein temps en France. Cette crise a souligné et amplifié ce déficit. Si on augmente le capacitaire, il faut aussi augmenter le nombre de personnels. Côté infirmier, le ministère de la Santé a annoncé le recrutement de 3 000 nouveaux postes dans les instituts de formation. Mais sachant qu’il faut trois ans pour former une infirmière et cinq ans pour un médecin, la réponse n’est pas attendue immédiatement. De plus, le métier d’infirmier en réanimation implique une spécificité certaine qui doit être valorisée.

Comment se divisent les rôles entre anesthésistes-réanimateurs et intensivistes ?

Il y a deux façons de devenir réanimateur en 2021. Il y a le cursus de médecine intensive et réanimation pour les médecins qui travailleront à terme uniquement dans les soins critiques. Et il y a une deuxième voie : l’anesthésie-réanimation où 80 % des étudiants se destinent à l’exercice de l’anesthésie. Aujourd’hui, sur les 5 700 lits de réanimation, dont 500 ou 600 sont fermés faute d’infirmières, on distingue au niveau des CHU des services de médecine intensive-réanimation (anciennement réanimation médicale) dirigés par des intensivistes-réanimateurs et des services de réanimation chirurgicale et de spécialité (chirurgie cardiaque et neurochirurgie) dirigés par des anesthésistes-réanimateurs.

Dans les hôpitaux de plus petite taille, on dénombre 3 200 lits dits de réanimation médico-chirurgicale ou polyvalente dirigés par des médecins issus des deux disciplines.

Quel bilan tirez-vous de la filiarisation ?

La filiarisation mise en place en 2017 a abouti à la disparition de la réanimation médicale qui a été remplacée par la médecine intensive-réanimation. Avant, la formation de réanimation médicale était sanctionnée par l’obtention d’un DESC [diplôme d’études spécialisées complémentaire, N.D.L.R.]. Elle regroupait des médecins issus d’une autre spécialité : cardiologie, pneumologie, anesthésie-réanimation… Mais cette formation n’était pas régulée. Avec la disparition des DESC en 2017, le DES de médecine intensive-réanimation a été créé, et il a fallu définir le nombre d’internes à former annuellement. Le nombre de médecins appelés à exercer régulièrement la réanimation est insuffisant.

Cette filière manque-t-elle d'attractivité ?

La réanimation est une discipline transversale passionnante, mêlant physiologie, diagnostic et technicité. C’est aussi une spécialité à gardes et à responsabilité et qui s’exerce à 90 % dans l’hôpital public. Tout cela crée des contingences, des exigences.

La SRLF* a fêté ses 50 ans le 16 janvier. Quels temps forts pour la discipline ?

Les débuts de la réanimation remontent aux années 1950, au moment des épidémies de poliomyélite, qui ont conduit à la naissance des premiers respirateurs. L’ouverture d’un service spécialisé dans la réanimation des pathologies infectieuses au sein du Centre Claude-Bernard marque le point de départ de la spécialité.

La découverte du concept d’homéostasie, le rein artificiel avec Jean Hamburger et la description de la mort cérébrale par Pierre Mollaret constituent notamment le socle de cette discipline.

En 2002, deux décrets, largement soutenus par la SRLF, ont permis d’encadrer et de fixer ce qu’est l’exercice de la réanimation et de normer les besoins en personnel.

Quel rôle a joué la SRLF au cours de la crise ?

Dans certains hôpitaux, le nombre de patients admis a dépassé les capacités de prise en charge, ce qui a créé des situations très difficiles.
La SRLF a émis des recommandations, en précisant que la décision d’admission en réanimation doit toujours prendre en compte le rapport bénéfice/risque, car un séjour en réanimation est une épreuve difficile, avec des soins agressifs et des séquelles fonctionnelles que le patient doit être en mesure de supporter. Autant que possible, les souhaits des patients et de leurs proches sont à prendre en compte, et les décisions de non-admission doivent reposer sur la collégialité.

La SRLF a aussi été mandatée par la COREB [Coordination opérationnelle du risque épidémique et biologique, N.D.L.R.] pour coordonner et mettre à jour des recommandations plurisociétales sur la prise en charge du Covid en réanimation. En septembre 2020, nous avons par ailleurs organisé un congrès virtuel dédié à des retours d’expérience sur le Covid.

Pourriez-vous préciser le rôle de la SRLF ?

La SRLF est la société de tous les professionnels de la réanimation : les médecins mais aussi les infirmières, les kinés et les aides-
soignants. Fondée par le Pr Vic-­Dupont en 1971, elle compte aujourd’hui près de 4 500 membres. Elle participe à la formation continue des soignants par le biais de son congrès national annuel et de formations spécifiques, et elle soutient la recherche par l’attribution de bourses. Afin d’aider dans la pratique quotidienne, la SRLF a été pionnière dans la tenue de conférences de consensus, remplacées aujourd’hui par des recommandations formalisées d’experts de méthodologie différente.

La Commission d’éthique de la SRLF est par ailleurs très active, notamment concernant la fin de vie et l’acharnement thérapeutique. Elle a aussi été très proactive sur la question des directives anticipées.

La SRLF édite deux revues scientifiques : « Réanimation » depuis 1985 et « Annals of Intensive Care » depuis 2010.

*www.srlf.org

Propos recueillis par Charlène Catalifaud et Martin Dumas Primbault

Source : Le Quotidien du médecin