Entretien avec le Prix Nobel de physiologie ou médecine 1993

Phillip Sharp : « Les maladies neurodégénératives seront la prochaine application des ARN interférents »

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Publié le 22/04/2022
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En 1993, Phillip Sharp obtenait le prix Nobel de physiologie ou médecine pour sa découverte des introns, base de l'épigénétique. Près de 30 ans plus tard, les premiers ARN interférents thérapeutiques sont disponibles dans quelques maladies génétiques  ou chroniques .  Pour le biochimiste américain, qui a depuis cofondé le laboratoire Alnylam Pharmaceuticals, il y a beaucoup à attendre de ces thérapies ARN interférents pour les maladies neurodégénératives.
Il sera possible de soigner des maladies neurodégénératives

Il sera possible de soigner des maladies neurodégénératives
Crédit photo : Phanie

LE QUOTIDIEN : Vous avez grandi dans une ferme du Kentucky. Quelle importance cela a eue pour votre carrière de chercheur ?

PHILLIP SHARP : Nous cultivions le maïs et le tabac. J'ai travaillé dans cette ferme de l'âge de sept ans jusqu'à mon départ pour l'université. C'était une expérience très pratique : nous étions confrontés à des problèmes concrets auxquels il était gratifiant de trouver des solutions. Quand j'ai commencé à étudier au département de chimie de l'université de l'Illinois puis à Caltech (California Institute of Technology, NDLR) où j'ai fait ma transition vers la biologie, mes lectures sur ce que nous savions du génome et la régulation de l'expression des gènes m'avaient fasciné.

À l’époque, nous n'avions pas la technologie pour comprendre quels étaient les processus physicochimiques qui sous-tendaient l'expression des gènes. J'y ai vu un problème pratique de plus à résoudre. Les nouvelles technologies apportées par la chimie et la physique ont eu le même effet sur la recherche que la mécanisation sur l'agriculture.

Par la suite, j'ai eu la chance de travailler au laboratoire de Cold Spring Harbor avec James Watson (prix Nobel de médecine en 1962 avec Maurice Wilkins et Francis Crick pour la première description de la structure en double hélice de l'ADN, NDLR).

Les années 1980 et 1990 furent une période où nous avons vu l'émergence de la biologie cellulaire et moléculaire. Il a fallu l'apport de physiciens et d'ingénieurs pour continuer à progresser sur l'épigénétique.

Pourquoi avoir consacré un postdoctorat à l'action des oncovirus à ADN ?

À Caltech, je m'intéressais aux sciences du génome. La principale difficulté était bien identifiée : la localisation des gènes. J'ai donc développé avec Norman Davidson (un autre chimiste qui a consacré sa carrière à la biologie moléculaire, NDLR) une technologie qui nous permettait d'isoler et de cartographier, via la microscopie électronique, le génome bactérien. Pour simplifier, cela consistait à hybrider deux génomes et à voir la différence entre cet hybride et les génomes d'origine.

C'est à partir de ce moment-là que j'ai compris qu'il ne fallait pas s'intéresser aux génomes bactériens, car ils avaient déjà été bien décrits par François Jacob et Jacques Monod. Je me suis tourné vers les génomes beaucoup plus vastes et complexes des cellules animales et végétales. La technologie de la fin des années 1960 et du début des années 1970 n'était pas assez développée. À Caltech, j'ai eu la chance de rencontrer le biochimiste Jerome Vinograd qui travaillait sur le virus simien 40 inducteur de tumeur. Il avait fait une découverte très importante : les structures secondaires de l'ADN, c’est-à-dire la faculté de l'acide nucléique à se replier sur lui-même au niveau de régions non-codantes. C'était le premier indice d'un ensemble de mécanismes régulant l'expression génique.

De mon côté, je me suis intéressé, avec mes collègues du Massachusetts Institute of Technology (MIT) à un gène en particulier. Nous avions remarqué qu'il y avait un segment d'ARN libéré dans le cytoplasme qui n'était pas traduit. Quand nous avons comparé avec le génome complet, nous avons constaté que les brins d'ARN correspondaient à l'assemblage de plusieurs morceaux d'ADN séparés par des régions d'ADN distinctes qui, mises bout à bout, correspondent au fragment d'ARNm effectivement traduit. Nous avons alors compris quelque chose que personne n'avait anticipé et qui est propre au monde animal : les brins d'ARN sont découpés entre introns et exons pour produire les brins d'ARNm.

Y a-t-il un continuum entre ces travaux et le développement d'ARN interférent ?

À la suite de nos résultats sur l'épissage de l'ARN, mon laboratoire s'est concentré sur les mécanismes de contrôle de la maturation et de la traduction de l'ARN. Un de mes étudiants, Andrew Fire, qui fut co-récipiendaire du prix Nobel de médecine en 2006 avec Craig Mello, voulait absolument trouver un moyen de bloquer complètement la production d'une protéine à partir de l'ARNm. En travaillant sur les mécanismes de transcription de l'ADN de l'adénovirus, il a tenté en 1998 d'introduire un ARN antisens pour bloquer la production d'une protéine, et cela a fonctionné. Mais il a eu une surprise avec l'expérimentation dans le groupe contrôle avec un double brin d'ARN (au lieu d'un simple brin, NDLR).

Il a produit directement un ARN double brin en laboratoire qu'il a injecté dans une bactérie. Cet ARN double brin empêchait aussi l'expression du gène, ce qui l'a conduit à penser que la simple présence d'ARN double brin empêchait la traduction en protéine de l'ARN simple brin correspondant.

Avec cette découverte en poche, il a tenté avec Craig Mello et d'autres d'identifier ce mécanisme : une voie de signalisation activée par la présence de ces ARN double brin bloque la transcription de l'ARN correspondant.

Les indications dans lesquelles il existe des traitements ARN interférents disponibles sont principalement des maladies génétiques comme l'amyloïdose à transthyrétine. Quelles autres pathologies envisagez-vous pour l'avenir ?

La cible initiale des siARN (pour small interfering RNA, NDLR) était des maladies génétiques monogéniques, car le gène d'intérêt dont nous voulions éteindre l'expression était bien identifié. Cela nous a permis de résoudre les problèmes d'acheminement de l'ARN dans les cellules humaines. Ensuite, nous avons développé un siARN destiné à pénétrer dans les cellules du foie pour empêcher l'expression du gène PCSK9 impliqué dans les hypercholestérolémies héréditaires ou résistantes aux traitements*. Nous sommes en train de travailler à un siARN dirigé contre le gène de l'angiotensine pour le traitement de l'hypertension artérielle.

Mais la piste la plus excitante selon moi, c'est la récente preuve de concept que nous avons faite chez l'animal selon laquelle il est possible d'injecter des siARN dans le système nerveux central, et pour être précis dans la moelle épinière, d’où ils se répandent dans le cortex préfrontal où ils conservent une activité pendant une longue période de temps.

Nous espérons que cela nous donnera une possibilité de soigner la maladie de Parkinson et d'autres maladies neurodégénératives. Ce ne sont pas des maladies monogéniques, donc il va falloir choisir soigneusement nos cibles. Nous avons suffisamment d'expérience et de recul pour affirmer que ce sera possible.

Il a fallu trouver un moyen de transporter ces siARN jusque dans les cellules. À quels défis techniques avez-vous été confrontés ?

Il s'agit de la même technologie que celles développées pour les vaccins à ARNm, un ensemble de lipides protecteurs, mais avec quelques protéines différentes. Le rôle de ces protéines de surface est de se fixer à certaines particules circulant dans le flux sanguin et de cibler spécifiquement les cellules dans lesquelles nous souhaitons réguler l'expression de certains gènes. Les lipides que nous avons utilisés changent de configuration quand ils sont plongés dans un pH aux alentours de 5, ce qui correspond à l'acidité dans une vésicule d'endocytose. Ce changement de configuration libère l'ARN dans l'endosome puis dans le cytoplasme.

Quelles sont selon vous les limites éthiques à cette technologie ?

Techniquement, ce sont les mêmes que celles d'un anticorps monoclonal. Les implications ne sont pas différentes, même si l'on parle de moduler l'expression génétique. Mais je pense qu'il est essentiel de travailler en amont avec les patients et leurs familles pour leur expliquer en détail comment les siARN fonctionnent.

*Il s'agit de Leqvio, qui dispose d'une autorisation de mise sur le marché européenne depuis décembre 2020, mais qui n'est pas encore remboursé en France

Propos recueillis par Damien Coulomb

Source : Le Quotidien du médecin