LE QUOTIDIEN : La Cour des comptes estime que la réforme emblématique du médecin traitant est « inaboutie », 10 ans après sa mise en œuvre. Que lui répondez-vous ?
FREDERIC VAN ROEKEGHEM : Si la question est de savoir si nous avons voulu créer un généraliste « gatekeeper », la réponse est non ! Je ne le regrette pas, cela n’aurait pas été raisonnable et beaucoup trop rigide. La mise en place du médecin traitant a été un succès, salué par nos voisins européens. Cette réforme peut-elle aller plus loin ? Certainement. Nous n’avons pas suffisamment clarifié et protocolisé les relations entre les médecins généralistes et les spécialistes cliniques, médico-techniques et de plateaux techniques. Nous avons conçu une organisation qui préserve la liberté de choix pour les patients. C’est un point d’équilibre !
Certains ont parlé de « maquis » tarifaire à propos du parcours de soins…
Cette complexité tarifaire est liée à la contrainte économique. Par exemple, la consultation du spécialiste de secteur I est rémunérée 28 euros, mais il a fallu plusieurs majorations pour construire ce tarif... Nous avons fait le choix de cibler les majorations sur les professionnels de secteur I en considérant que les tarifs de secteur II étaient déjà assez élevés. On pouvait difficilement faire autrement.
Les écarts de revenus entre les spécialités cliniques et techniques restent considérables. N’aurait-il pas fallu être plus volontariste dans la recherche d’équité, notamment au profit de la médecine générale ?
Des disparités de rémunération se retrouvent dans de nombreux pays européens. J’ai essayé de réduire les écarts avec la radiologie au prix, parfois, de mesures unilatérales. L’anesthésie a bénéficié d’une évolution plus favorable, comme les ophtalmologistes.
Quant aux généralistes, ils ont un peu amélioré leur position relative dans l’échelle des revenus médicaux mais nos marges de manœuvre financières se sont substantiellement réduites au fil du temps. Cela dit, si on additionne la valeur du C, les majorations, la ROSP et les forfaits, on est au-delà de 30 euros par acte de médecine générale. L’évolution, en moyenne de 2,2% par an, s’est déplacée sur la rémunération des missions et des priorités de santé publique.
Justement, y aura-t-il encore des négociations sur la hausse du C ou cette époque est-elle révolue ?
Les pouvoirs publics réclament de plus en plus une mixité de la rémunération. Mais la valeur faciale de l’acte reste encore chez les médecins un sujet de préoccupation.
La médecine libérale est réputée particulièrement difficile à réformer. Pourquoi?
Les praticiens libéraux ont du caractère. Ce n’est pas forcément une mauvaise chose… Le système conventionnel a correctement fonctionné mais j’ai parfois constaté, sur le CAPI [contrat d’amélioration des pratiques individuelles] par exemple, un décalage entre les positions syndicales nationales et la « base », mais aussi entre les médecins plus âgés et les plus jeunes.
La Cour des comptes vous reproche d’avoir été trop frileux sur la répartition des médecins. Acceptez-vous cette critique ?
J’ai effectivement un regret. J’ai proposé à plusieurs reprises aux syndicats de médecins d’avancer davantage sur la régulation de la démographie médicale, comme je l’avais fait avec les syndicats d’infirmières, de masseurs-kinésithérapeutes et de sages-femmes. Cela n’a pas été possible. Bien sûr, ce n’est pas en empêchant l’installation d’un médecin à Toulon qu’il va s’installer forcément à Guéret ! Mais j’aurais aimé trouver un accord qui mêle les deux volets : les incitations à l’installation et un conventionnement régulé dans les zones surdenses. On ne pourra pas rester indéfiniement dans la situation actuelle.
Vous étiez très attendu sur le dossier des dépassements d’honoraires. Avez-vous le sentiment d’avoir trouvé le bon dosage ?
La sanction n’est pas une finalité en soi. Il peut être parfois nécessaire de sanctionner un professionnel dont la pratique tarifaire est notoirement excessive. Mais, pour moi, il était beaucoup plus pertinent de modifier les comportements grâce à une action pédagogique et une pression sur des bases objectives. Nous avons obtenu de vrais résultats : les médecins qui ont été mis sous surveillance et avertis par courrier - environ un millier - ont baissé leurs tarifs et le taux de dépassement moyen a diminué.
Sur le contrat d’accès aux soins [CAS], j’aurais préféré un engagement clair et lisible des complémentaires. Cela n’a pas été possible pour l’instant, on reste au milieu du gué.
Quelles sont les raisons profondes de l’échec des négociations interprofessionnelles ?
La position de la CSMF a été déterminante, dès lors qu’elle était hostile à la signature. Il y avait sans doute un réel obstacle financier. Mais surtout, les réformes en cours et la proximité des élections professionnelles ont pesé. Ce sujet reste néanmoins incontournable, il appartient à mon successeur de définir le rythme et l’opportunité de relancer ce chantier. Mais si les professionnels libéraux n’arrivent pas à se mettre d’accord, là encore, la loi l’imposera. Je regrette que nous n’ayons pas abouti mais je ne pouvais pas aller au-delà dans le contexte économique actuel.
Sous votre mandat, les médecins libéraux ont parfois accusé l’assurance-maladie de « harcèlement » au sujet de leurs prescriptions. Y a-t-il eu des dérapages ?
Ces propos sont excessifs. Qu’il y ait une pression sur l’usage du « non substituable » ou de la prescription de rosuvastatine, c’est indéniable ! Au bout d’un moment, nous devons avancer. La mise sous accord préalable est aussi une interrogation posée aux médecins français. Quant au « NS » répétitif, l’action concerne environ 500 médecins, pas davantage…
Certaines caisses ont peut-être été un peu zélées mais nous avons essayé d’objectiver les situations, y compris sur les arrêts de travail, notamment sur la base de référentiels élaborés avec la HAS. Il n’y a aucune raison pour qu’un médecin prescrive sans raison quatre fois plus que ses confrères, sans que cela ne s’explique par sa patientèle.
En dix ans, l’assurance-maladie a concentré son remboursement sur les soins lourds (ALD, hôpital) et s’est désengagée de la prise en charge des soins courants. Ce transfert de la solidarité nationale est-il inéluctable ?
Cette concentration est un vrai sujet. L’effectif des patients diabétiques augmente de 3% par an, celui des patients en insuffisance rénale chronique de 5% par an. Les prothèses de hanche et du genou progressent de 7% par an. La diffusion des techniques, l’accroissement des pathologies chroniques, le vieillissement de la population conduisent à cette concentration de la prise en charge sur les soins lourds. Il y a, effectivement, un risque de changement de modèle qui se fasse à bas bruit. Mais je n’ai jamais encouragé une évolution à l’américaine du type Medicare ou Medicaid. Ce n’est pas notre philosophie.
Vous quittez l’assurance-maladie alors que le déficit avoisine les 7 milliards d’euros. N’est-ce pas un échec?
S’agissant des dépenses maladie, la discipline actuelle est considérable. Nous avons fait passer la courbe de hausse de 7 % par an à 2 %, j’ai fait le « job » ! Nous avons obtenu des gains de productivité très conséquents dans l’organisation du système de soins. Nous devons faire face à un défaut de recettes et à un problème économique plus profond qui conduiront vraisemblablement à s’interroger sur l’architecture globale du financement de la sphère sociale. Les Français ont du mal à comprendre que, d’un côté, les dépenses soient bien tenues et que, de l’autre, les déficits demeurent.
Des critiques récurrentes ont porté sur les propres coûts de gestion de la Sécu…
Ces coûts ont été considérablement réduits. Nous étions à 5 % au début des années 2000 et nous sommes arrivés à 3,6 %. Là encore, il y a eu un effort de productivité très important et durable. Nous avons restructuré notre réseau de caisses, diminué nos effectifs de 16 000 en dix ans, augmenté notre activité…
En matière de gouvernance de l’assurance-maladie, cette décennie a été marquée par la centralisation du pouvoir aux mains du Directeur général. N’est-elle pas excessive ?
Il faut prendre garde à la dilution des responsabilités, et au risque d’enrayer toute capacité d’agir. Cela n’empêche pas de faire évoluer le système conventionnel. La question de la représentation des patients est un vrai sujet, mais complexe, car ils sont en premier lieu des utilisateurs du système de soins. Un équilibre doit être maintenu avec les financeurs du système d’assurance maladie. Quant aux complémentaires, l’enjeu est plutôt dans l’harmonisation de leurs positions entre les différentes familles.
Pensez-vous que l’Etat sera tenté de reprendre directement en main le pilotage ?
D’abord, il est inimaginable que le budget de la santé, près de 200 milliards d’euros, ne soit pas piloté par l’Etat. Mais la gestion du risque, c’est un vrai métier que l’Assurance Maladie connaît très bien. Il serait déraisonnable de vouloir se passer de son expertise et de sa connaissance du terrain. Rien ne serait pire que de faire de la gestion du risque théorique !
À l’heure du départ, de quoi êtes vous le plus fier ?
Cela a été un grand honneur de diriger cette maison. À mon sens, il restera comme traces substantielles de cette période, d’une part, la mise en place du médecin traitant et d’autre part la rémunération sur objectifs de santé publique qui incite les médecins traitants à gérer leur patientèle de façon active, qu’il s’agisse de la prévention et des bonnes pratiques. Nous avons aussi réconcilié les médecins avec des objectifs quantifiés mais non comptables. Quant à mon plus grand regret, c’est de ne pas avoir eu davantage de recettes, ce qui aurait rendu les choses beaucoup plus simples !
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