Ne pas avoir de temps. Manquer de temps. Courir après le temps. « J'ai honte de travailler dans ces conditions-là, m'a confié une infirmière des urgences hier soir », rapporte le Pr Jacques Duranteau, chef du service d'anesthésie-réanimation des hôpitaux Bicêtre et Paul-Brousse (hôpitaux universitaires Paris-Saclay).
Ces paroles du quotidien ne sont pas un simple constat. À l'hôpital comme en ville, ces situations sont le lit d'une « souffrance éthique », qu'il est important de décrire, afin d'en faire un objet politique avec l'espoir de faire bouger les lignes. C'est ce à quoi ont exhorté les participants de la première édition des forums « Santé, sciences et société » de l'École normale supérieure (ENS-PSL), de l'Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP) et du Comité consultatif national d'éthique (CCNE), qui s'est tenue le 8 décembre dernier à l'hôpital européen Georges-Pompidou.
Le temps, entre contraintes et vécu subjectif
Pour être pensé, le temps doit d'abord être défini. Frédéric Worms, philosophe de la dualité, spécialiste de Bergson, distingue deux aspects. « L'aspect négatif du temps dans le soin - ce qu'il y a en lui de contrainte, de souffrance - est structurel », indique-t-il. Pas de soins sans ces contraintes. Et d'illustrer cela par trois exemples : la contrainte temporelle qui oblige à agir vite en cas d'urgence vitale (une noyade…) ; une fin de vie - inexorable, inéluctable, sans qu'on puisse savoir quand ; et le temps des soignants, qui est un bien à répartir entre les patients. « Ces souffrances liées au temps ne sont pas éliminables, elles sont un aspect du soin », analyse-t-il.
Mais il existe un autre aspect : le temps subjectif, vécu, « celui de la présence, qui suppose, au sein d'une consultation, la parole et la confiance ». « L'accompagnement de la fin de vie a comme éthique de permettre ces moments où l'on oublie le verdict, l'échéance temporelle », explicite l'ancien membre du CCNE, devenu directeur de l'ENS. L'infirmière et cadre de santé Bénédicte Lombard le dit avec d'autres mots : « La réalité du soin convoque la présence, la conscience d'un ici et maintenant. Sans que les professionnels en aient conscience, éclosent des bulles relationnelles avec le patient, des bulles de présence, en suspension, qui donnent vie au soin. »
« On éprouve souvent le sentiment (partagé, entre soignants, avec le patient) d'une urgence du temps à prendre : une situation qu'on ne peut pas bâcler. On le sent, c'est une intuition, venue de la pratique clinique », poursuit-elle. Et ces bulles de temps subjectifs sont variables selon les patients et les situations ; la bonne nouvelle est plus facile à annoncer qu'un mauvais pronostic, ou qu'un pronostic qui se trouve à cent lieues de ce que le patient attend. Sans oublier que parfois, les différentes temporalités, celles des soignants, des patients, de l'administration, entrent en conflit.
Temps compté et temps subjectif ne sont pas exclusifs l'un de l'autre. « Le temps restreint n'est pas toujours le soin comprimé ; le déroulé du temps n'éprouve pas toujours le soin. Les soignants jonglent avec le temps, ils le découpent, le suspendent, ils sont comme des souffleurs de verre », poursuit Bénédicte Lombard. Mais « il faut les aider quand ils sont à bout de souffle », ajoute-t-elle. Ces deux aspects du temps ne peuvent donc pas être pensés ni pris en charge séparément, notamment par le politique. « L'écoute du patient suppose de n'être pas interrompue, d'avoir de l'intimité. Ce n'est pas seulement temporel, mais organisationnel », estime Frédéric Worms.
Le défi de la mesure
Mais comment faire du temps un objet politique ? « Depuis 30 ans, on a dépolitisé le temps : il est fragmenté, désubstantialisé, déqualifié », reprend la philosophe et psychanalyste Cynthia Fleury. La technicisation et le divertissement ont pris le pas sur le temps symbolique. « Sous couvert d'optimisation, le temps est traqué, réduit, il devient aliénant », décrit-elle.
Inverser la tendance suppose de faire du temps un objet de discussion partagé. Mais comment dire le temps relationnel ? Sa mesure est-elle possible ? Les avis divergent. « Ça vaut combien un sourire, demandait le psychiatre Jean Oury, en répétant que le travail est inestimable : ce qui ne peut s'évaluer, mais pourtant a le plus de valeur », rappelle la professeure de psychologie sociale clinique Pascale Molinier. « Le travail de la présence est inestimable, hors de la logique marchande », contrairement à la technicité facilement mesurable, d'autant qu'on l'a séparé du relationnel, commente-t-elle.
« L'acte le plus difficile, qui prend le plus de temps et qui n'est pas quantifiable, c'est : ne rien faire », résister à la logique de l'agir, assume le Pr Régis Aubry, spécialiste des soins palliatifs et corapporteur de l'avis 140 du CCNE, consacré à la nécessité de refonder le système de soin sur des fondements éthiques.
« Mais si on ne parvient pas à quantifier la part humaine du temps, et à montrer à quel point elle est aussi essentielle que le temps technique, je crains que nous n'en soyons encore au même point dans deux ans ! », provoque le Pr Jean-François Delfraissy, président du CCNE. Et sur le terrain, l'absence de valorisation décourage les soignants. « Les réunions de concertation pluridisciplinaires où nous discutons des patients reposent sur la bonne volonté des acteurs. Ce sont des temps de pause et de parole qui font du bien. Mais cela n'est pas valorisé et les soignants finissent par partir », témoigne dans la salle la Dr Claire Georges, responsable médicale de la permanence d'accès aux soins de santé (Pass) de l'hôpital Saint-Louis (AP-HP).
Une responsabilité partagée
Alors quel modèle pour mesurer ce temps ? Faut-il sortir de la T2A, ou lui tordre le bras ? « Je plaide pour l'entrisme : oui, on peut revaloriser le temps humain à travers des grilles, améliorer les indicateurs et en créer de nouveaux. La réflexion des soignants doit être quantifiée comme l'appropriation des informations par les patients », considère Cynthia Fleury. Et d'insister : à rebours d'une modélisation uniforme, « je suis pour une hypercomplexification de la typologie du temps alloué et de la T2A. C'est insatisfaisant, mais cela fait partie du combat pour restituer ce temps », ce qui devrait être enseigné dès les études de santé, dans les humanités médicales, défend la titulaire de la chaire Humanités et Santé.
« Triturer la T2A n’est pas la solution », considère à l'inverse Nicolas Revel, nouveau directeur général de l'AP-HP. Son directeur délégué Nicolas Castoldi souligne aussi la difficulté de construire des modèles de financement. « Cela suppose un certain degré de raffinement. Mais comment ensuite construire des consensus sociaux sur des modèles compliqués ? Quand cela devient trop complexe, on ne parvient plus à expliquer les financements », observe-t-il à l'aune de sa propre expérience dans le champ de l'université.
Le directeur délégué en appelle avant tout à ouvrir un débat, public, sur les priorités et choix qui doivent sous-tendre la répartition du temps et de l'argent. Une responsabilité qui incombe à tous, selon l'anesthésiste et réanimateur Jacques Duranteau. « Les directions doivent changer des process trop lourds ; nous, médecins, devons nous interroger sur nos soins. Sont-ils adaptés ? Il nous faut aussi discuter avec les patients et les familles, qui ont leur part de responsabilité », explique-t-il.
Une vision que partage Pascale Mocaër, directrice générale du CHU de Limoges. « N'attendons pas tout des autres, utilisons les leviers qui sont à notre disposition » intime-t-elle. Elle mise sur la coconstruction des orientations stratégiques, tandis que le Pr Duranteau évoque l'appui logistique des services, le « bed management », la valorisation du parcours de soins. Nicolas Revel a quant à lui mis au cœur de son plan d'actions en 30 leviers, présenté en décembre, le recrutement des paramédicaux et une réflexion sur le temps de travail. « Le redressement de l'hôpital sera collectif, ou ne sera pas. Et il prendra du temps », conclut le directeur de l'AP-HP.
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