LE QUOTIDIEN : Quel regard posez-vous sur l’accès aux soins, au sortir de votre mandat ?
JACQUES TOUBON : Nous constatons des inégalités en matière de santé et un recul du maillage du territoire par les professionnels, qui se traduit par des déserts médicaux. Les conséquences sont concrètes : les difficultés d’accès aux soins ont certainement été l'une des causes de la surmortalité en Seine-Saint-Denis pendant l’épidémie de Covid-19. Plus généralement on s’apercevra peut-être que les personnes les plus éloignées d’un référent médical ont davantage souffert de la maladie.
Certes, le choix d’un médecin est une question privée. Mais le droit à la santé est un droit fondamental. Ne pas pouvoir déclarer un médecin traitant est une négation de l’accès aux soins. D'où la nécessité d'une politique publique.
En outre, cet inégal accès aux soins recouvre des discriminations.
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JEUDI 9 JUILLET À 13H
Quelle est l’étendue de ces discriminations ?
Dans une étude de 2019 réalisée avec le fond couverture maladie universelle complémentaire (CMU-C) à partir de tests de situation, trois spécialités ont été sondées : les chirurgiens-dentistes, les gynécologues et les psychiatres. Parmi eux, certains professionnels refusent d’accorder des rendez-vous et donc des soins aux bénéficiaires de l'aide au paiement d'une complémentaire santé (ACS) et de la CMU-C, et même, deux fois plus à l'égard de l’ACS. Ces discriminations liées à la vulnérabilité économique ne sont pas les seules. Un tiers des motifs de nos réclamations concerne les discriminations selon le patronyme, un autre tiers, le handicap.
Ces discriminations varient selon les territoires : une personne d’origine africaine a plus de difficulté à obtenir un rendez-vous en Bretagne qu’à Marseille. Une personne musulmane aura moins de chance d’avoir une consultation de psychiatre, spécialité qui « discrimine » le plus parmi les trois testées.
Nous avons également mis en évidence le sort des étrangers. Nous avons démontré qu’il y avait des discriminations en fonction de la couverture maladie, qui est un des motifs invoqués pour ne pas les recevoir ou les soigner.
Nous réaffirmons notre opposition à la restriction de l'accès à l'aide médicale de l'État (AME), une mesure contre-productive pour les individus concernés comme pour la santé publique dans notre pays.
Dans la crise de l’accueil des migrants, le monde de la santé a-t-il été au rendez-vous ?
Mon sentiment est que beaucoup de médecins conçoivent bien cette idée d’un droit fondamental. Mais, en pratique, cela n’empêche pas les discriminations, ni le fait que le statut de migrant l’emporte sur celui de malade.
La question des malades étrangers ne doit pas être traitée au sein de la politique des migrations. Lier l’accès aux soins à la maîtrise des flux migratoires, consiste à lier deux politiques contradictoires, ce qui créé une politique migratoire traumatique et une atteinte aux intérêts de la santé publique. Nous dénonçons une déviation semblable à l'égard des mineurs non accompagnés : ils ne sont pas considérés avant tout comme des enfants, mais comme des migrants.
Rappelons que l’accès à la santé est un motif mineur de l’immigration. Dans les hôpitaux marseillais, il n’y a pas d’invasion de personnes venant se faire soigner ! Il y a d’autres problèmes, comme le paiement des soins pour les étrangers. Mais il faut traiter les vrais problèmes, pas les faux.
Parmi les vrais problèmes, figure le fait que depuis la loi de 2016, le droit au séjour des personnes malades est apprécié par un avis médical donné par un médecin de l’Office français de l'immigration et de l'intégration (OFII) et non plus de l'Agence régionale de santé (ARS).
En outre, le nombre de médecins de l’OFII est insuffisant, conduisant à des délais inadmissibles. Certaines préfectures finissent par prendre des décisions à l’encontre des personnes sans l’avis des médecins. Il serait important que la profession médicale réfléchisse à cela, et continue à faire prévaloir le droit à la santé sur les considérations de maîtrise des flux migratoires.
La crise du Covid a donné lieu à un vaste déploiement de la télémédecine. Vous avez néanmoins plusieurs fois alerté sur le risque de fracture numérique en France.
La télémédecine peut être une réponse au problème des déserts médicaux ; elle peut permettre à des personnes âgées, à domicile, d’accéder à un télédiagnostic. Ce n’est pas pour rien que dans la crise, l’Assurance maladie a annoncé la prise en charge des consultations à distance et que la loi de bioéthique prévoit son encadrement.
Mais on ne peut nier les difficultés qui existent sur le secret médical, le consentement du malade, la vie privée, le stockage et l’utilisation des données personnelles, les biais des algorithmes. De plus, nous ne sommes pas tous égaux dans l’accès à ces technologies, selon notre lieu d’habitation, notre agilité avec ces outils, sans parler des tarifs qui seront appliqués. La télémédecine ne doit pas devenir la médecine ultramoderne des plus favorisés, tandis que les plus vulnérables auront toutes les difficultés à trouver un médecin traitant.
Les nouvelles technologies doivent être envisagées avec sérieux et rationalité, en posant un principe absolu : le bénéfice de tous.
Les médecins sont-ils assez engagés dans la lutte contre les violences faites aux enfants ?
Dans les cas de violences conjugales et de violences faites aux enfants dont nous sommes saisis, nous constatons des occasions manquées avec différents professionnels. Le système de recueil des informations préoccupantes, mis en place en 2007, est insuffisamment appliqué par les médecins.
Le respect du secret médical, que nous défendons par ailleurs, les conduit souvent à ne pas être en première ligne pour signaler les maltraitances et les situations de danger. La proposition de loi sur les violences conjugales prévoit des dérogations au secret médical. C’est important, car rien ne peut être fait sans un encadrement de la loi.
Globalement, il y a de la pédagogie à faire dans le corps médical. Et des moyens à renforcer, par exemple, ceux de la médecine scolaire, totalement sinistrée.
Craignez-vous un recul de certains droits comme celui à l’interruption volontaire de grossesse (IVG) ?
Plusieurs discussions autour de la clause de conscience, de l’autorisation des parents pour les mineurs, ou encore, des délais d’accès à l’IVG lors de l’épidémie de Covid montrent que la loi mériterait d’être assouplie.
En outre, nous observons la disparition des centres d’orthogénie et la multiplication d’obstacles matériels dans l’accès à l’IVG. Est-ce le signe d’une hostilité croissante face à l’avortement ? Je ne le pense pas. Toujours est-il que l’on voit se réduire les possibilités d’accueil des femmes. Au nom de l’égalité aux droits, nous regrettons cette remise en cause de l’accès aux soins et ces entailles à l’égale application d’une loi qui fait partie, incontestablement, du droit des femmes.
Nous pensons que la clause de conscience générale, celle du serment d’Hippocrate, est suffisante, et qu’il n’y a pas besoin d’une clause spécifique.
La loi de bioéthique revient devant le Parlement pour une deuxième lecture. Pourquoi avez-vous pris position en faveur de l’ouverture de l’assistance médicale à la procréation (AMP) à toutes les femmes ?
Nous sommes sensiblement en accord sur le texte issu de la première lecture à l’Assemblée nationale. Cette loi de bioéthique fait sauter le critère de l’infertilité et sort l'AMP de son caractère thérapeutique, qui dès le départ, était fallacieux : c’était un habillage législatif, reflet d’une certaine société. 25 ans après, cette loi va marquer un vrai changement, conforme à l’évolution et à l’intérêt de la société. Peut-être faudra-t-il mettre à l’ordre du jour une refonte de la filiation et du titre VII du Code civil. Mais il faut procéder par palier et garantir désormais la primauté du projet parental.
Les députés se sont prononcés contre l’autorisation des tests ADN en accès direct, et contre l'élargissement du diagnostic pré-implantatoire à la recherche de certaines aneuploïdies (DPI-A). Qu’en pensez-vous ?
Je suis partagé. Je suis par nature ouvert à ce que les chercheurs puissent aller de l’avant, avec les garde-fous de leur conscience et des instances comme l’agence de la biomédecine ou le Comité consultatif national d'éthique (CCNE) mais je comprends les interrogations que ces recherches soulèvent. Je pense qu’il faut rester dans la rationalité et ne pas verser dans l’idéologie.
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