Organisé à l’institut de formation Euro Cos à Strasbourg dans le cadre des « Rencontres santé-société Georges Canguilhem », un colloque inter-
universitaire sur le risque et l’incertitude en santé s’est interrogé sur les conséquences de la précaution à tout prix.
« Nous sommes nombreux, surtout les plus anciens, à avoir la nostalgie de la clinique et de l’entretien », avoue le Pr Michel Hasselmann, réanimateur médical aujourd’hui à la tête de l’Espace de réflexion éthique du Grand Est. Pour son confrère interniste, le Pr Jean-Christophe Weber, le médecin est d’autant plus poussé au respect des protocoles qu’il doit se justifier en permanence : « à terme, deviendrons-nous de simples courroies de transmission de décrets algorithmés ? », s’inquiète-t-il.
Réintroduire le questionnement
Si les professeurs déplorent la fin de l’apprentissage du doute, leurs étudiants, une fois internes, se retrouvent désarmés face aux réalités de la pratique. « En stage, ils découvrent qu’en médecine générale, 70 % des consultations ne peuvent s’achever par un diagnostic certain, même si ce dernier rassure le patient », constate le Dr François-
Xavier Schelcher, membre du Collège des généralistes enseignants d’Alsace. La différence entre le terrain et la protocolisation apprise au CHU leur apparaît brutalement, ajoute-t-il, et c’est au maître de stage qu’il incombe de réintroduire le questionnement à travers la clinique et l’observation. D’ailleurs, poursuit-il, les patients « préfèrent un médecin qui doute à un médecin qui ment », à condition que ce doute s’accompagne de propositions concrètes face aux options qu’il soulève. Il n’en reste pas moins, « que pour bien douter, il faut bien sûr maîtriser la connaissance ! », précise le Pr Weber.
Cette volonté d’évacuer l’incertitude se retrouve au sommet des institutions lors de la prise des grandes décisions sanitaires et le Covid est un cas d’école. Lors de chaque crise, relevait le sociologue Henri Bergeron, tous les comités et structures institués au gré des crises sanitaires précédentes sont « coordonnés » par un nouveau comité scientifique, mais aussi dépouillés de leurs attributions. Début 2020, l’administration française est retombée selon lui dans ses vieux travers avec, comme chaque fois,
des décisions hypercentralisées prises par un tout petit nombre de personnes et une obéissance absolue des échelons chargés de les faire appliquer : là non plus, pas de place pour le doute, même si l’État a longtemps tâtonné avant de trouver des mesures efficaces.
Un écrasement de la complexité clinique
Le lancement prochain de la tarification à l’activité (T2A) en psychiatrie hospitalière constitue une nouvelle avancée de la protocolisation en santé. Mais cette évolution est-elle irréversible ? En Belgique, on commence à s’interroger sur ses bienfaits, a relevé la pédopsychiatre Nicole Steinberg, rappelant en outre à quel point « le carcan du DSM* écrase la complexité clinique ». De plus, nombre de parents, surinformés par internet, exigent, voire imposent un diagnostic précis. « Il est devenu politiquement incorrect de dire que certains troubles du comportement sont liés à des relations intrafamiliales et sont réversibles », déplore-t-elle. Désormais tenus d’utiliser des plateformes décisionnelles et de coder leurs actes, les psychiatres alimentent la « machine infernale » contre leur gré, sous peine de non-prise en charge.
Invité à clore les rencontres, le Pr Didier Sicard, président d’honneur du Comité consultatif national d’éthique (CCNE), regrette que la France soit devenue un pays qui a peur de tout, et « se barricade derrière des lignes Maginot pourtant régulièrement transpercées ». Mais il se montre tout aussi sévère à l’égard du corps médical : pour lui, « les médecins ont renoncé à se révolter contre la tutelle administrative parfois absurde ». Face aux « conséquences dramatiques de leur soumission », il les appelle à retrouver l’audace et souligne que l’éthique, ce n’est pas seulement évaluer le pour et le contre d’une pratique, mais c’est aussi « mettre un caillou dans la chaussure du système ».
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