« La France persiste à laisser dépérir des enfants français dans ces camps du nord-est syrien. En les abandonnant, nous ne faisons qu’ajouter du traumatisme au traumatisme, et les exposer encore davantage aux dangers de leur propre radicalisation. Ils ne sont ni les enfants de l’EI (État islamique, NLDR), ni les enfants du djihad : ils sont nos enfants. Nous demandons à prendre soin d’eux de toute urgence. »
La tribune, signée par un collectif de pédopsychiatres et publiée dans « Le Monde » date de novembre 2021. Un an après, le Dr Nicolas Bosc, pédopsychiatre, persiste et signe. « Il faut rapatrier au plus vite les enfants qui sont encore là-bas. Plus on attend, plus on récupérera des jeunes qui ont eu un temps long en zone de guerre, et un temps long dans les camps kurdes, avec toujours plus de traumatismes », explique-t-il au « Quotidien ».
Le Dr Nicolas Bosc exerce au sein du service de pédopsychiatrie à l'hôpital Avicenne de Bobigny (AP-HP) qui reçoit depuis 2017 les enfants de retour des zones irako-syriennes lorsqu'ils atterrissent à l'aéroport de Roissy Charles-de-Gaulle, soit les deux tiers d'entre eux. Le dernier tiers se posant à Villacoublay est orienté vers les hôpitaux de Versailles ou de Créteil.
La moitié des enfants a moins de six ans, une majorité est placée par l'Aide sociale à l'enfance (ASE) en famille d'accueil (parfois en foyer), leur père étant décédé (ou présumé décédé) ou prisonnier en Irak, Syrie ou Turquie, tandis que leur mère est soit systématiquement placée en détention quand elle rentre avec eux sur le territoire français, soit incarcérée en zone irako-syrienne.
Une évaluation psychologique et somatique
Avicenne, dont le service de psychopathologie est particulièrement spécialisé en transculturalité et psychotrauma*, est chargé de l'évaluation psychologique de ces enfants dès leur arrivée sur le territoire français. « Ils sont reçus par des psychologues pendant trois mois, chaque semaine ; puis on remet un rapport médical au médecin de l'ASE, qui décrit l'enfant dans son parcours et son état psychique actuel, en proposant des orientations », décrit le Dr Bosc. Les enfants bénéficient par ailleurs d'un bilan somatique à l'hôpital Jean-Verdier : rattrapage vaccinal, contrôle de l'état dentaire, prise en charge de la dénutrition, des parasitoses ou des plaies, orientation en cas de pathologie de système…
« Les enfants sont tous différents, mais on observe des symptômes communs, liés à des trajectoires similaires », décrit le Dr Bosc. « Ils ont vécu la vie sur zone et ont été exposés à des exactions, des bombardements, à la faim, au froid, au deuil. En plus du monde de la guerre, ils ont subi l'idéologie de Daesh et ont pu être endoctrinés et soumis à des idées très autoritaires sur Dieu, la religion, la place de la femme. Puis ils ont connu la vie dans les camps marquée par la violence. Lorsqu'ils arrivent en France, ils sont séparés de leur mère, placés, scolarisés, malgré de gros retards dans les apprentissages… autant de situations qui génèrent des difficultés psychiques. »
Aussi présentent-ils souvent des troubles psychomoteurs surtout chez les plus jeunes (instabilité psychomotrice, désorganisation, troubles de la coordination, désorientation spatio-temporelle…), des troubles de l'attention, du sommeil (des cauchemars) du comportement alimentaire. Mais aussi des troubles liés au stress post-traumatique (hypervigilance), de l'anxiété, des symptômes dépressifs, une très mauvaise estime de soi, des problèmes de confiance en eux et des difficultés dans la relation à l'autre (agressivité, violence). Certains peinent à s'intégrer socialement et à s'adapter à la vie française (aller à la piscine, jouer avec les amis dans la cour…).
« C'est une clinique très particulière et spécifique, marquée par une succession de ruptures », commente le Dr Bosc, qui souligne la difficulté causée par l'intrication des problèmes. « On ne sait pas toujours initialement si le trouble du langage ou des apprentissages est un trouble neurodéveloppemental spécifique (troubles dys), ou s'il est lié à des troubles affectifs, au bilinguisme, à un retard de scolarisation… ».
Une clinique spécifique
En théorie, à l'issue de l'évaluation de trois mois, les enfants sont orientés en centre médico-psychologique (CMP). Mais en raison des délais d'attente, les pédopsychiatres et psychologues d'Avicenne continuent à les suivre en psychothérapie, une fois par semaine ou toutes les deux semaines. « Certains ont une clinique très bruyante, d'autres, beaucoup plus lisse, mais tous vivent des choses difficiles : le placement, les visites au parloir, les rapports à la fratrie ou à la famille élargie, les difficultés à l'école… ».
Pour les tout-petits, les psys recourent à des médiations comme le jeu, le dessin, la peinture, la pâte à modeler, à travers lesquelles apparaissent des thèmes comme la peur, la mort, l'agressivité, l'abandon. « On essaie de faire évoluer le jeu et de leur faire percevoir qu'on peut organiser un jeu désorganisé et trouver des solutions », explique le Dr Bosc. Autour de 10 ans, les psychothérapies passent surtout par le langage : « Ils veulent parler et raconter ce qu'ils ont vécu ; ils nous interrogent sur la France, la Syrie, le passé (pourquoi sont-ils partis ou ont-ils été bombardés ?), le présent (quand maman sortira-t-elle de prison ?) », précise-t-il. Enfin, « on reprend parfois les médiations sous forme d'art-thérapie avec les adolescents. » Certains patients participent à des groupes thérapeutiques au sein du service selon leurs difficultés ; aucun groupe ne rassemble spécifiquement les enfants de retour de Syrie.
Louise Mestre travaille à Avicenne, en tant que psychomotricienne depuis 2019. « L'idée que les enfants ont besoin de passer par le corps pour exprimer leur ressenti s'est vite imposée », explique-t-elle. Elle aussi constate une clinique spécifique chez ces enfants (même si elle rejoint celle des victimes de trauma). « Très tôt, il y eut des intrusions et effractions dans leur développement psychomoteur, liées à un environnement menaçant, peu sécurisant, notamment au niveau sensoriel (intrusions auditives, températures extrêmes) », témoigne-t-elle. « Ces enfants présentent un ancrage et des appuis fragiles au monde réel, leur enveloppe corporelle est souvent poreuse. Les signes d'agitation et d'hypertonicité témoignent d’un corps qui ne peut se relâcher sous peine de s’effondrer », poursuit-elle.
Louise Mestre travaille par le biais de médiations corporelles. « Pour ceux qui débordent, on construit des cabanes géantes, avec des murs qui tiennent, pour faire écho à ce qu'ils doivent construire pour tenir dans leur corps », explique-t-elle. Elle recourt aussi à la musique, au modelage et plus tardivement, à la relaxation. « Ces outils sont très importants pour les enfants ayant du mal à mettre des mots sur ce qu’ils ont éprouvé. Les mécanismes de défense se transforment, le corps s’apaise et la mise en récit peut alors commencer », constate-t-elle.
Des enfants qui s'en sortent
« Ces enfants ne sont pas des bombes à retardement », comme a pu l'évoquer le chef du parquet antiterroriste François Molins en 2018 (avant de se rétracter), s'exclame le Dr Bosc. « Même s'ils peuvent avoir malgré eux des pensées marquées par la religion et la violence, ils ne veulent pas faire le djihad : ce ne sont pas des dangers, mais des enfants fracassés qui essaient de reprendre la vie comme ils peuvent », poursuit-il. Grâce aux soins, « on voit des enfants qui s'adaptent, retrouvent le goût des choses de l'enfance, et se passionnent pour la musique, le sport, la mode, le maquillage, l'école, le jeu…interdits dans Daesh !, explique le pédopsychiatre. Nous ne sommes pas des magiciens, mais on apporte de la lumière. »
« Un adolescent m'a écrit sur un post-it "2 fois 12 mois : cela fait plus de 2 ans que tu me connais". Il a dessiné des carrés dans des carrés, signe que son corps avait trouvé une enveloppe solide, alors qu'il était un enfant extrêmement agité, raconte Louise Mestre. Il a aussi dessiné une fusée montant dans l'espace, en référence à une séance de relaxation. "Tu m'as envoyé dans l'espace, c'est la première fois que j'ai vécu des sensations agréables", a-t-il décrit. »
Mais ces « belles histoires » sont parfois mises à mal par le manque de ressources dont pâtit l'équipe d'Avicenne pour évaluer, suivre, voire hospitaliser les enfants si besoin. Une crise qui touche l'ensemble de la pédopsychiatrie. En dépit de leur spécificité, « ces psychotraumas pourraient être pris en charge en CMP et même en libéral, avec notre aide en tant que centre d'expertise. Mais le système de santé est à bout de souffle, l'ASE aussi », déplore le Dr Bosc.
Et de revenir à la question éthique originelle. « Bien sûr, il faut rapatrier en France tous ces enfants. Mais comment leur garantir un accueil et une prise en charge digne ? », s'inquiète-t-il.
*Centre régional du psychotraumatisme de Paris Nord (CRPPN) et Centre national de ressources et de résilience (CN2R)
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