LE QUOTIDIEN : Avez-vous pratiqué des avortements quand la loi les interdisait encore en France ?
Pr RENÉ FRYDMAN : En 1973, alors interne des hôpitaux de Paris, j’ai signé le manifeste des 331 et revendiqué avoir pratiqué des avortements malgré l’interdiction. C’était une période d’engagement social général dans lequel la revendication pour le droit à l’avortement trouvait sa place, défendu par le Mouvement de libération des femmes – avec l’épisode du procès de Bobigny et le Manifeste des 343 –, l’organisation du Secours rouge dont je faisais partie, le Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception (MLAC) ou encore des combats politiques.
Pourquoi avoir fait ce choix ?
À ce moment-là, nous sommes après mai 1968, et il existe une libération sexuelle incontestable. Pourtant, il n’y a pas de protection contre les infections sexuellement transmissibles et les grossesses non désirées. Or, à partir du moment où une jeune femme ne souhaite pas une grossesse, elle fera tout pour l’éviter y compris des gestes interdits et à risque. La pilule abortive, l’anti-progestérone RU486, n’existe pas encore, tout comme la possibilité de médicalisation des avortements, et beaucoup de femmes ont ainsi dû avorter clandestinement.
En tant qu’étudiant en médecine, nous voyions dans les services hospitaliers des jeunes femmes se présenter avec des complications importantes, parfois mortelles, de septicémies à Clostridium perfringens, des synéchies et autres affections graves. Ce n’était plus possible d’assister à cela, je voulais faire changer la loi et que le geste de l’avortement soit médicalisé. Pour moi, c’était une justification de santé publique, mais qui touchait une question délicate. L’idée, au fond, n’était pas de répondre à la demande quantitative des avortements, mais de provoquer la société pour que les choses bougent ; la volonté n’était pas de développer cette pratique à domicile, au contraire.
Les sanctions pour les médecins qui les pratiquaient provenaient du conseil de l’Ordre. À ma connaissance, quelques médecins ont vu leur carrière entravée, mais il y avait un mouvement d’opinion tel que même s’il y avait des résistances, les choses ont changé rapidement. Moi, je ne pensais pas aux obstacles éventuels pour ma carrière hospitalo-universitaire, car j’étais convaincu du bon droit de lutter contre ces décès évitables.
Souvent traumatique, l’acte s’accompagnait d’un esprit « revanchard »
En parliez-vous entre médecins ?
Malgré l’interdit, ce n’était pas un sujet qui pouvait être ignoré, surtout dans un service de gynécologie. Je dirais que les échanges à propos de l’avortement passaient par des combats indirects. Pour exemple, le documentaire réalisé par Marielle Issartel et Charles Belmont Histoires d’A – qui racontait un avortement illégal – avait été interdit et circulait « sous les manteaux ». Il est devenu le sujet de débats publics autour de l’avortement.
Pour nous, médecins, le débat idéologique passait en réalité par un débat technique. À l’époque, les avortements – provoqués ou non – se réalisaient avec une curette en métal. Souvent traumatique, l’acte s’accompagnait d’un esprit « revanchard », sous-entendant que « s’il y a des séquelles, tant pis pour elle, il ne fallait pas le demander ». Puis est arrivée des États-Unis la méthode par aspiration, dite de Karman, qui était beaucoup plus simple et moins risquée. Cependant, le débat technique a d’abord servi d’écran. Aujourd’hui, si évacuation utérine il y a, elle se fait à l’aide de canule d’aspiration en plastique.
Le geste se déroulait à domicile, chez les patientes, avec ou sans leur entourage
Comment les avortements se déroulaient-ils ?
L’information venait par le bouche à oreille, par les contacts pris auprès du MLAC, du Mouvement français pour le planning familial (MFPF) ou du Groupe information santé (GIS), dont je faisais partie, qui avaient pignon sur rue. Mais aussi lors des rendez-vous organisés tous les samedis rue Geoffroy St-Hilaire (Paris, 5e) pour les femmes qui souhaitent partir en Angleterre où il était légal de se faire avorter.
Ensuite, le geste se déroulait à domicile, chez les patientes, avec ou sans leur entourage. Le matériel – des seringues et des tuyaux en plastique – était essentiellement fourni par le MFPF, et Harvey Karman est même venu des États-Unis pour former à sa méthode et apporter des canules. Les avortements que nous pratiquions étaient sporadiques et symboliques, pour moi, ils se comptent sur les doigts des deux mains. En revanche, et nous le regrettons, nous n’étions pas organisés ni en mesure de suivre les femmes venues avorter. Le suivi longitudinal de ces avortements aurait mérité d’être fait.
Cela fait des années que devraient être dispensés des cours d’éducation sexuelle aux jeunes dans les établissements scolaires
Que signifient pour vous les 50 ans de la loi Veil ?
La loi Veil a participé à l’émancipation de la femme et à une protection de sa santé. Cependant, un retour en arrière n’est jamais impossible, une constitution peut être changée dans un sens comme dans un autre. Selon moi, concernant l’avortement, il est aujourd’hui primordial de faire plus sur la prise en charge précoce et l’accompagnement. Certes, cela ne résout pas tout, mais prendre en charge tôt est, je le pense, un peu moins difficile à vivre qu’un avortement tardif pour les femmes.
Mais, de manière générale, c’est surtout sur la prévention que les efforts doivent se concentrer. Il est impératif de développer la prévention contre le recours à l’avortement qui reste, quoi qu’il se dise, un moment décisif et marquant pour les femmes, mais aussi de promouvoir la santé sexuelle. Cela fait des années que devraient être dispensés des cours d’éducation sexuelle aux jeunes dans les établissements scolaires, pourtant ce n’est pas encore assez fait. Il y a des notions essentielles sur la sexualité, la contraception, le consentement et la grossesse qui ne sont pas enseignées. Si nous voulons éviter plutôt que corriger, il faut revenir sur une activité de soins centrée sur la prévention et la santé publique. Ce n’est pas une solution absolue, mais toutes ces thématiques sont indispensables aux femmes et aux hommes.
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