Le Sénat aurait-il trouvé la martingale parfaite qui permettrait à l’hôpital public de soigner enfin tous les maux qui l’accablent, en premier lieu la fuite des soignants ? Sûrement pas. Mais avec le vote de la loi présentée par le groupe socialiste visant à instaurer des ratios minimums de soignants à l’hôpital public le 1er février dernier, un consensus politique a émergé en faveur d’une réponse technique. Le texte a été adopté par 257 voix pour et 16 contre. Lors des auditions, les soignants ont plébiscité la proposition de loi. À côté des personnels paramédicaux, les présidents des commissions médicales d’établissement, Rémi Salomon (1) et Thierry Godeau (2) ont soutenu sans réserve le texte. Seul bémol, l’Union centriste s’est prononcée contre. Quant au groupe communiste, il s’est abstenu. Laurence Cohen au cours de la discussion a invoqué l’impossibilité « de maintenir les capacités de l’hôpital, pourtant déjà insuffisantes, surtout à moyens constants. En d’autres termes, où trouvera-t-on l’argent ? » Un argumentaire qui n’est pas si éloigné de celui du gouvernement. « Décréter des ratios ne réglerait rien. Leur rigidité aggraverait même les problèmes », a affirmé Agnès Firmin Le Bodo, ministre déléguée, chargée de l’Organisation territoriale et des Professions de santé. Les politiques n’ont pas été les seuls à exprimer leurs réticences. Pour la Fédération de l’hospitalisation privée (FHP), il manque 100 000 professionnels dans le secteur de la santé. « En l’absence de réponse urgente et tangible à cette nécessité, l’instauration de quotas restera de l’ordre du proclamatoire, faute de pouvoir répondre aux obligations requises. » La FHP a été rejointe par d’autres organisations. Lors de l’examen du texte au sein de la commission des affaires sociales du Sénat, Laurence Rossignol, rapporteure, déplorait « la frilosité […] des représentants des administrations, au niveau central comme au niveau des directions d’établissements, que j’ai auditionnés. Ils craignaient que le dispositif n'instaure trop de rigidité. » Pourtant, la proposition de loi affiche un réel pragmatisme et ne promet pas de big bang. La mise en œuvre serait progressive après un temps long d’instruction confié à la HAS.
Etats-Unis, pionniers
Surtout la France ne serait pas pionnière, loin s’en faut comme en témoigne la vaste littérature internationale colligée notamment par le Dr Étienne Lengliné. L’État de Californie a ouvert la voie dès 1999 avec la California Assembly Bill 394. Il aura fallu près de dix ans avant une adaptation des ratios jusqu’en 2008. Parmi les bénéfices pour les patients, le temps passé à leur chevet aurait augmenté de 30 à 60 minutes. L’amélioration se traduit aussi dans tous les services avec une réduction du temps et de la prise en charge dans les services d’urgence. La réduction des accidents de travail est même observée dans des proportions significatives avec une baisse de 31,6 % pour les infirmières. L’État du Queensland en 2016 a suivi. Et les évaluations sont toutes positives. L’étude publiée par The Lancet en 2021 (3) est d’autant plus convaincante qu’elle a été réalisée, c’est une première, sur un mode prospectif. Des hôpitaux (27) qui ont appliqué les nouveaux ratios en personnel infirmier ont été comparés à ceux qui n’avaient pas modifié leurs critères d’encadrement (28). 231 902 malades ont été inclus dans le protocole. Les indicateurs retenus ont tous mis en évidence une amélioration dans les hôpitaux qui ont appliqué les nouveaux ratios. Une baisse significative du taux de mortalité a ainsi été observée. Le taux de réadmission a augmenté dans le groupe de comparaison mais pas dans les hôpitaux d’intervention. Quant à la diminution de la durée de séjour, elle était plus forte dans les hôpitaux où les infirmières avaient en charge un nombre moins important de malades que dans le groupe témoin.
Rentabilité des quotas
Outre l’amélioration notable en matière de santé publique, la réforme s’est révélée rentable selon des critères économiques. Les coûts épargnés grâce à l’optimisation des indicateurs représentent un budget évalué à plus du double de celui de la dotation en personnel infirmier supplémentaire. Cette publication confirme avec une méthodologie stricte les données publiées en 2014 déjà dans The Lancet. L’étude avait alors colligé les résultats issus de l’observation de centaines milliers de patients dans 300 hôpitaux de neuf pays. Principales conclusions, chaque patient supplémentaire par infirmière augmente le risque de mortalité de 7 % dans les trente jours qui suivent son admission.
À une loi imposant des ratios de soignants par infirmière pour tous les hôpitaux, la Corée du Sud a opté pour un dispositif mixte qui inclut des normes et des dispositifs d’incitation financière. Une étude publiée en 2022 (4) témoigne de l’intérêt de ce mécanisme. Dans le système coréen, les remboursements des séjours hospitaliers comprennent les frais d’hospitalisation (53 %) et les frais de soins infirmiers (47 %). Des majorations sont accordées aux hôpitaux qui recrutent des infirmier.ères pour les équipes de nuit et dans les zones sous-dotées. En revanche les remboursements sont réduits en cas d’effectifs insuffisants. Ces crédits supplémentaires se sont révélés efficaces pour accroître le nombre de soignants dans les services de soins aigus. En revanche, ce dispositif s’est révélé moins performant dans les zones rurales.
La France à la traîne
Ces étrangers qui ont mis en place les ratios inspirent-ils l’Hexagone ? Pas encore, du moins les organismes officiels comme la HAS ou l’Anap qui n’ont pas souhaité répondre à Décision & Stratégie Santé. Toutefois, l’enquête réalisée par l’Agence d’emplois des métiers de la santé (Agems) diffusée en novembre 2022 évoque directement la question. Ont été interrogés uniquement les infirmiers et infirmières (IDE) exerçant en intérim. Pourquoi ont-ils quitté l’hôpital et opté pour des missions temporaires ? Les impératifs de planning sont cités comme le premier motif de départ de l’hôpital, suivis par l’organisation du service ou de l’établissement. Vient seulement en troisième position la question de la rémunération. Le choix de l’intérim n’est pas une fin en soi. 58 % des IDE envisagent de reprendre un jour un poste fixe dans un service de soins hospitaliers. Le premier critère pour retourner dans un service hospitalier serait en cohérence avec les motifs de départ, à savoir un planning adapté aux contraintes, suivi immédiatement par un ratio IDE/Patient cohérent et respecté.
Stress
La FHF dans sa propre enquête présentée le 24 janvier dernier et intitulée Prendre soins des professionnels de santé, n’avait pas soulevé directement la thématique des ratios. Pour autant, le stress était évoqué par 89 % des professionnels interrogés. Et à cette date, 15 000 postes d’infirmiers étaient vacants dans les hôpitaux publics, soit 6 % environ des effectifs avec une grande disparité entre les CHU et les anciens hôpitaux locaux. Le lien éventuel entre retour des soignants à l’hôpital et instauration de ratios n’était pas évoqué.
Le même constat peut être posé avec les productions de la HAS. Dans la lettre ouverte du Collège de la HAS mise en ligne le 31 mars 2022, les difficultés du système de santé étaient qualifiées de systémiques avec pour premier enjeu les ressources humaines. Certes peut-on alors lire « le lien entre encadrement médical et paramédical et qualité des soins est en effet bien établi ». Mais à ce stade, la notion de ratio n'est pas avancée. Huit mois plus tard, en revanche, le rapport de la HAS « les déterminants de la qualité et de la sécurité des soins en établissements de santé », associe ratios de personnel, qualité et sécurité des soins. On y lit page 22 : « Une revue de la littérature et une méta-analyse de l’Agency for Healthcare Ressearch and Quality (AHRQ) des États-Unis ont montré qu’une plus importante dotation en personnel infirmier était associée à une plus faible mortalité liée à l’hospitalisation, une meilleure récupération des complications […], une plus faible incidence d’arrêts cardiaques, de pneumopathies nosocomiales et d’autres évènements indésirables. Cette association est particulièrement forte en soins intensifs et en chirurgie. »
Bref, la thématique s’impose peu à peu dans les discours publics. À ce jour toutefois, l’Assemblée nationale ne s’est pas emparée du dossier. Aucune date n’a encore été fixée. Obstacle majeur, le gouvernement s’y oppose : « La rigidité de ces quotas ne tendrait qu’à davantage aggraver les problèmes qu’ils entendent résoudre », répond François Braun (voir p. 12-13) à Décision & Stratégie Santé. Bernard Jomier, à l’origine du texte, devra-t-il patienter jusqu’aux Calendes grecques ?
(1) président de la CME de l’Assistance-publique-Hôpitaux de Paris et de la conférence nationale des présidents de CME de centres hospitaliers universitaires.
(2) président de la Conférence nationale des présidents de CME de centres hospitaliers.
(3) Matthew D Mc Hugk and alii, The Lancet -Volume 397, 10288 p 1905-1913.
(4) Jinseon Yi RN and alii, impact evaluation of nurse staffing policy reform in Korea: a quasi-experimental study. Journal of Nursing Management 2022;30:3457--3465.
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