Décision Santé. L’œuvre d’Oliver Sacks vous accompagne depuis de nombreuses années. Au-delà des histoires de cas, est-ce parce que ce neurologue s’inscrit dans une longue généalogie de médecins-écrivains… à la manière de Jean Claude Ameisen ?
Jean-Claude Ameisen. Ce qu’il y a de merveilleux, dans les livres d’Oliver Sacks, c’est qu’ils ne sont jamais des histoires de cas, mais des récits, bouleversants d’humanité, emplis d’une profonde envie de comprendre, d’accompagner, de partager. Des méditations nées d’une intense curiosité, d’une immense culture, d’une profonde empathie, et de la conviction que la médecine ne peut se limiter à décrire de l’extérieur, mais doit être une rencontre avec la personne. Ses articles et ses livres sont des voyages à la découverte des autres, qui sont aussi des voyages à la rencontre de ce qu’il y a de plus vulnérable et de plus secret en chacun de nous. Ses récits remontent le temps, à travers des siècles d’histoire, remettant en perspective les recherches et les découvertes les plus récentes, dans une narration qui mêle l’art et la science, l’émotion et la raison. Cette passion et ce talent seront reconnus par la prestigieuse Université Columbia de New York, qui le nommera, à l’âge de 74 ans, à la fois professeur de neurologie et de psychiatrie et artiste de l’Université Columbia, un poste créé à son intention.
Oliver Sacks était à la fois un grand écrivain et un grand médecin. « Il a été une source d’inspiration pour moi et pour d’innombrables médecins », écrit Jérôme Groopman, professeur de médecine à l’Université Harvard. « Beaucoup sera dit sur son talent littéraire exceptionnel. Mais nous devrions nous souvenir qu’il a aussi incarné, dans sa pratique médicale, une forme d’approche idéale, créative, sensible, et généreuse, pour ses nombreux patients. Il était un médecin exemplaire et extraordinaire. Il a cherché à mettre en évidence non seulement le malheur mais le gisement de possibilités créatives et le réservoir de potentialités qui est enfoui dans la personne. » « Plus que tout, écrit Sacks, j’ai essayé d’écouter mes patients, d’imaginer et de partager leurs expériences. »
Mais avant même sa vocation médicale, il y avait eu sa passion pour l’écriture. « Quand j’étais enfant, écrit Sacks, on m’appelait Inky [Tâché d’encre]. J’ai commencé à tenir un journal à l’âge de 14 ans et, la dernière fois que j’ai compté, j’en avais près de mille. L’acte d’écrire est une part intégrale de ma vie mentale. Je suis un conteur, pour le meilleur et pour le pire. »
Oliver Sacks était habité et émerveillé par la beauté et la puissance du langage. « Le langage peut permettre ce qui en principe ne devrait pas être possible : il peut nous permettre, à tous, de voir par l’intermédiaire des yeux d’une autre personne. » Mais, pour lui, le langage dépasse la parole et l’écrit. Il y a tous les langages que peut déchiffrer le regard. La beauté de la langue des signes des personnes sourdes, aussi riche et subtile que la langue orale. Le langage des expressions du visage et du corps des personnes atteintes d’aphasie. Les sonorités que produisent les personnes aveugles et qui leur permettent de reconstruire – de voir – ce qui les entoure. Il y a le merveilleux langage de la musique, et son pouvoir thérapeutique : « La musique a le pouvoir de guérir, de donner de la liberté. » Elle peut aider des personnes atteintes de maladie de Parkinson à bouger. Et des personnes aphasiques, en chantant, à retrouver des mots qu’elles croyaient perdus. « Et il suffit, dit-il, de voir un groupe de personnes atteintes de maladie d’Alzheimer qui entendent une musique et qui se mettent à chanter, ensemble – qui deviennent attentives, qui semblent redevenir vivantes – pour s’apercevoir que leur moi n’a jamais disparu. »
D. S. Dans son dernier livre, une autobiographie, publié en France après son décès en 2015, Oliver Sacks s’étend longuement sur son homosexualité frustrée, souvent inhibée. Cette confession se comprend-elle comme le désir de tout dire ou explique-t-elle une certaine difficulté à vivre ?
J.-C. A. Beaucoup de ses livres sont non seulement des voyages à la découverte des autres, mais aussi des récits de l’intérieur, qui disent l’étrangeté du monde qui est le sien. Dans L’œil de l’esprit, il nous révèle que, depuis son enfance, il ne reconnaît pas les visages. Ni les lieux. Ni même son propre visage dans le miroir. Visages et lieux sont pour lui, depuis toujours, des labyrinthes dans lesquelles il se perd. Dans Sur une jambe, il raconte qu’après une blessure grave à la jambe, durant sa convalescence, il a l’impression qu’il n’a plus de jambe. Il s’interroge sur la notion d’incarnation. Comment se fait-il qu’une jambe soit notre jambe ? Qu’un corps soit notre corps ? « Ici, dit-il, les rôles étaient inversés, et j’étais moi-même le patient, déconcerté par une expérience étrange, une sorte d’aliénation, que je ne pouvais ni comprendre, ni communiquer à mes médecins. Mon seul soulagement a été d’écrire pour le raconter. » Et de découvrir le pouvoir thérapeutique de la musique. Dans Migraine, il évoque sa petite enfance : « Je devais avoir 3 ou 4 ans. J’étais en train de jouer dans le jardin, quand une lueur brillante, scintillante, apparut sur ma gauche. Puis, derrière l’éclat vint une cécité, un vide dans mon champ visuel. J’étais terrifié : Qu’est-ce qui était en train de se passer ? » Dans L’œil de l’esprit, il raconte la perte définitive de vision d’un œil, qui abolit sa vision en relief : « Les seules fois maintenant où je vois en stéréo, c’est dans mes rêves. » En 2012, dans L’Odeur du si bémol, il décrit ses expérimentations avec la drogue, qui ont failli le tuer.
Dans Oncle Tungstène, il nous révèle sa passion d’enfant pour la chimie et les métaux. « Les deux plus grands livres qui aient été écrits sur la chimie, dira Philip Ball dans un article de Nature, son livre Oncle Tungstène, d’Oliver Sacks et Le Système périodique, de Primo Levi. Ils se distinguent par leur humanité, par leur humanisme. Ces livres sont de la chimie avec une âme. » Sacks avait aussi une passion pour les plantes – pour les fougères, qui ont survécu aux extinctions et lui ont donné « la notion de l’immensité de l’étendue du temps ».
Il y a aussi la blessure intime que vous évoquez, et qu’Oliver Sacks ne révélera qu’à l’âge de 81 ans, dans son autobiographie, En mouvement : Une vie. Il a 18 ans quand sa mère, apprenant son homosexualité, lui dit : « Tu es une abomination. Je voudrais que tu ne sois jamais né. » « Ses paroles m’ont hanté durant une grande partie de ma vie. Et elles ont joué un rôle majeur dans l’inhibition et la culpabilisation de ce qui aurait dû être une expression libre et joyeuse de sexualité. » Oliver Sacks quitte sa famille, s’installe aux États-Unis, se lance dans la médecine, puis plonge dans la drogue. C’est son amour pour ses patients, dit-il, qui redonnera un sens à sa vie. Plus tard, beaucoup plus tard, viendront l’amour et le bonheur. « À 75 ans, j’ai rencontré quelqu’un que j’ai aimé : Billy, un écrivain. » Et c’est seulement à 81 ans que viendra la réparation de son ancienne blessure : une réconciliation joyeuse avec sa famille. Six mois avant sa mort, dans un article dans lequel il annonçait qu’il était atteint d’un cancer incurable, il décrivait un sentiment de gratitude à l’égard de la vie : « J’ai aimé et été aimé ; j’ai reçu beaucoup et j’ai donné en retour ; j’ai lu et voyagé et pensé et écrit. J’ai eu une relation au monde, cette relation spéciale au monde qui est celle des écrivains et des lecteurs. Plus que tout, j’ai été un être doué de sensibilité, un animal pensant, sur cette belle planète, et ceci, en soi, a été un énorme privilège, et une extraordinaire aventure. »
D. S. En tout cas, il ne boude pas son plaisir d’avoir été élevé au rang de commandeur de l’ordre de l’Empire britannique par Élisabeth II.
J.-C. A. Il est très fier d’être reconnu par sa reine. Mais, dans cette fierté affichée, il y a probablement aussi une part d’humour, d’autodérision.
D. S. La psychanalyse l’aurait sauvé de la toxicomanie comme il le révèle dans ce livre. Dans un article que vous lui avez consacré, vous parlez de ses livres comme des voyages initiatiques à la découverte de l’autre. Oliver Sacks aurait donc pu devenir psychanalyste comme un autre grand neurologue, Sigmund Freud…
J.-C. A. « Mes notes cliniques, écrit Sacks, se lisaient parfois, me disait-on, comme des romans. » Il y a là comme un écho aux mots de Freud : « Cela me paraît toujours étrange que les histoires de patients, les histoires de cas que j’écris, se lisent comme des nouvelles, comme des fictions. » Freud était persuadé que la psychanalyse deviendrait une composante essentielle de la neurologie. Mais les neurosciences se sont progressivement détachées de l’œuvre de Freud, et Sacks était trop passionné par la neurologie et les avancées des neurosciences pour se consacrer à la psychanalyse.
D. S. Il n’a pas été chercheur. Oliver Sacks regrette de ne pas être devenu un théoricien de la biologie à l’exemple de Gerald Edelman. Et pourtant, faut-il grimper sur ses épaules pour mieux voir le monde, plus précisément le monde intérieur ?
J.-C. A. Sacks a été, à sa façon, un chercheur. Il se plongeait dans les publications, proposait des hypothèses, dialoguait avec les plus grands chercheurs, collaborait avec eux dans ses investigations cliniques. Et ils le respectaient : « Il pense extrêmement bien au sujet du cerveau », disait de lui Éric Kandel.
D. S. Qu’avez-vous appris d’Oliver Sacks ? Quels souvenirs gardez-vous de cet homme blessé en dépit des honneurs ?
J.-C. A. Un témoignage bouleversant sur le fait que la singularité et les blessures intimes peuvent faire naître une profonde attention aux autres et à la beauté du monde. C’est peut-être son incapacité à reconnaître les visages qui l’a engagé dans cette quête de ce qu’Emmanuel Levinas appelait le véritable visage. Ce visage invisible, dont seul l’œil de l’esprit et du cœur peut s’approcher. Pour y découvrir ce qu’il y a de plus singulier et de plus universel en nous – cette flamme de nos mondes intérieurs qui, par-delà toutes nos différences, fonde notre commune humanité.
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