Le 19 février 2024, presque un mois après avoir tweeté « le premier être humain a reçu un implant de @Neuralink », Elon Musk a annoncé dans un Spaces sur X (ex-Twitter) que le patient implanté se porte bien et qu’il a pu contrôler une souris d’ordinateur par la pensée. Que sait-on de Neuralink ? Quel est cet implant ? Quels sont les objectifs ?
Fruit d’un projet lancé en 2016, Neuralink est une société fondée par Elon Musk pour développer des dispositifs implantables et créer des interfaces cerveau-machine répondant à des besoins médicaux. L’entrepreneur évoque les maladies neurologiques, sans se cacher toutefois de voir ce projet « médical » comme une porte d’entrée possible vers l’humain augmenté. C’est en 2019 que la société indique être « prête pour les chirurgies du cerveau » et présente Telepathy, un implant comportant 64 fils munis chacun de 16 électrodes souples posé dans le cortex à l’aide d’un robot chirurgical. Elle explique alors que l’implant permet d’enregistrer le potentiel d’action des neurones unitaires qui, une fois décodé, permettrait d’effectuer des tâches par la pensée, comme le contrôle d’un clavier ou d’un téléphone.
En 2023, Neuralink reçoit le feu vert de la FDA aux États-Unis pour le lancement de l’essai clinique Prime et la première implantation de Telepathy sur l’humain. Mais la société reste avare en détail concernant le protocole de l’essai, d’ailleurs non répertorié à ce jour sur le registre des essais cliniques ClinicalTrial.gov. De plus, elle accumule les polémiques : une enquête du média Wired épingle le traitement de leurs animaux de laboratoire (singes notamment) qui auraient été mutilés et euthanasiés ; et elle est sanctionnée fin 2023 pour non-respect des règles concernant les substances dangereuses . Malgré quelques communications éclectiques, une zone d’ombre plane sur ses objectifs réels de Neuralink : avancée scientifique ou ambition transhumaniste ?
Une avancée technique, pas conceptuelle
L’histoire des dispositifs implantables commence dans les années 1980 avec les premiers implants cochléaires destinés aux personnes sourdes, puis les implants de stimulation cérébrale profonde pour les formes akinéto-rigides de la maladie de Parkinson. « Ces dispositifs ont significativement amélioré la vie de plus d’un million de personnes handicapées par leur pathologie », explique le Dr Hervé Chneiweiss, directeur de recherche au CNRS et président du comité d’éthique de l’Inserm.
Dans les années 1990-2000, ces dispositifs commencent à être utilisés dans la recherche sur les interfaces cerveau-machine (ICM), un concept introduit en 1973 par Jacques Vidal, permettant de relier le cerveau à un ordinateur. « Les ICM sont aujourd’hui largement développées et il existe une vraie expertise européenne à ce sujet. En Europe, les travaux sur les ICM sont faits pour traiter une condition pathologique, notamment la perte de l’usage d’un membre », raconte Erwan Bézard, directeur de recherche à l’Inserm et directeur de l’Institut des maladies neurodégénératives à Bordeaux.
Dans le cadre des travaux sur les ICM, les premiers dispositifs cérébraux comportaient des micro-électrodes rigides, que l’équipe de recherche de la Brown University, par exemple, a utilisées pour permettre à un singe de contrôler un bras robotisé. « Le problème était qu’ils pénétraient dans le cortex, ceci s’est révélé pourvoyeur de lésions et sujet à une “encapsulation” par les tissus environnants. Le dispositif a eu une durée de vie de quelques semaines. Ces travaux ont donc montré qu’il fallait une technologie sans fil et non pénétrante », rapporte Guillaume Charvet, responsable du programme Interface cerveau-machine au Commissariat à l’énergie atomique (CEA).
Ainsi, sont utilisées aujourd’hui des électrodes extradurales qui enregistrent l’activité électrique et permettent de restaurer une fonction en décodant l’intentionnalité de mouvement ou de parole pour la commande d’un effecteur (bras robotisé, exosquelette, ordinateur, stimulateur médullaire…). Des avancées techniques grandement tributaires des travaux de Grégoire Courtine et Jocelyne Bloch en Suisse. « Neuralink n’est donc pas une avancée conceptuelle, mais si cela marche ce sera une avancée technique, car cette fois nous aurions la possibilité d’implanter dans le cerveau et de mesurer autrement l’activité électrique. Mais les technologies utilisées aujourd’hui ont montré leur efficacité et apportent le même résultat de façon non invasive », commente Erwan Bézard. Une position que partage également Guillaume Charvet : « Tout ce qui peut faire avancer la recherche est le bienvenu. De plus en plus d’équipes travaillent sur les ICM et depuis quelques années, des start-up comme Neuralink les rejoignent ». Mais ces équipes restent « dans le domaine de la pathologie, ce n’est pas l’homme augmenté, mais l’homme réparé. De plus, Elon Musk n’invente rien, mais il trouve toujours une manière d’améliorer des technologies ou d’en faire une solution commerciale efficace », précise le Dr Chneiweiss.
Des procédures longues et encadrées
Sans nier l’intérêt de Neuralink, la communauté scientifique appelle à la prudence et insiste sur le sérieux des procédures. Au CEA, « nos recherches ont débuté en 2008, avec un premier essai clinique il y a 6 ans, et ont permis de faire remarcher des patients paraplégiques et tétraplégiques. Développer une ICM, et plus précisément des implants, est un processus long avec beaucoup de démarches. Il y a le développement technique, la qualification (mise aux normes), les dossiers réglementaires pour les demandes d’essais cliniques, et les essais en eux-mêmes, puis le transfert industriel pour une éventuelle commercialisation », détaille Guillaume Charvet.
« Pour toutes les sociétés développant des dispositifs médicaux, l’implantation chez l’humain est une étape significative. Dans la communauté des ICM, peu de sociétés ont pu le faire, Neuralink rejoint un club restreint. J’attends d’eux qu’ils laissent du temps au patient avant de commencer l’entraînement de l’interface. Le réel succès se verra sur le long terme », analyse Anne Vanhoestenberghe du King’s College sur Science Media Centre. « L’approche est enthousiasmante et nous devons voir sur le court terme l’impact du dispositif sur le patient. Je suppose que la FDA et Neuralink suivent, dans une certaine mesure, les règles du jeu, mais nous n’avons pas le protocole, nous ne pouvons pas savoir », commente quant à lui Tim Denison dans Nature. « Il arrive parfois que des essais cliniques ne soient pas officiellement annoncés par le registre des essais pour des raisons de confidentialité, par exemple quand un brevet est en jeu. Cette opacité est levée de toute façon avant publication des résultats de l’essai clinique », analyse Guillaume Charvet.
Questionnements éthiques
La promesse, affichée par Neuralink, d’augmenter l’humain grâce à une ICM soulève des considérations bioéthiques et implique un cadre législatif. En Europe, la charte européenne des Droits de l’Homme mentionne que tous les soins doivent avoir un principe de minimisation. « Une intervention doit être la moins traumatique possible et apporter quelque chose reconnu comme de l’ordre de la santé. Ainsi les neurotechnologies à usage thérapeutique peuvent être mises en balance avec des neurotechnologies “neurocosmétiques”, c’est-à-dire des implants posés pour des raisons qui n’ont rien de médical. Communiquer par la pensée avec son téléphone ou son ordinateur est surtout de l’ordre du neurobusiness », avertit le Dr Hervé Chneiweiss. « Il faut donc avoir en tête que lorsque vous optez pour ce genre de solutions, vous donnez accès à une partie de vos pensées, notre dernier lieu d’intimité, à des commerciaux, en échange de ne plus avoir à utiliser un clavier d’ordinateur. »
Cependant, selon Guillaume Charvet, « ce genre de technologie pourrait être utilisé de façon strictement médicale pour pallier la perte d’une fonction motrice ». En France, deux articles traitent des dispositifs implantables. L’article 16-14 du Code civil indique que l’imagerie cérébrale ne peut être utilisée qu’à des fins médicales, scientifiques et judiciaires. Et la loi de bioéthique de 2021 permet au ministre de la Santé d’interdire tout procédé de neurotechnologies qui mettrait en danger la santé des populations ou la santé publique. « Mais si aujourd’hui une personne voulait se faire poser un implant pour contrôler sa maison ou son téléphone par la pensée, rien ne l’empêcherait légalement de le faire », explique le directeur du comité d’éthique à l’Inserm.
« Nous ne devons pas avoir peur de la science, mais de l’utilisation abusive des technologies. Il y a un potentiel colossal pour venir en aide aux personnes ayant un handicap, ce n’est plus une promesse, nous sommes proches d’assister réellement les patients. Une dynamique est à soutenir, mais à côté de cela il y a une utilisation potentielle de ces techniques à d’autres fins qui mettent en jeu les questions fondamentales des droits de l’Homme et qui nécessite une gouvernance très précise pour les encadrer », conclut Hervé Chneiweiss.
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